
Il y a dans le travail photographique de François Deladerrière comme un exil à la fois doux et inquiet, porté par un soupçon concernant ce qu’offre de visible la réalité.
Ses images sont davantage des cosa mentale évoquant des scènes de ruine, des fictions construisant un doute, qu’une servile reproduction d’un monde apparemment stable.
Le plus proche est aussi nourri de lointain si l’on sait l’aborder comme un territoire en excès de significations.
Photographe classique, en ce qu’il se laisse informer par le temps long de l’histoire de l’art, François Deladerrière introduit par son travail un décalage, une sorte de déphasage d’avec le présent catastrophique, lui permettant d’accéder à des intervalles de beauté atemporelle.
Nous avons conversé notamment à partir de son livre Delta (Poursuite Editions, 2014), ensemble d’images conçues à la lisière du fantastique, en Camargue, dans le plus grand delta d’Europe, en un endroit ayant su préserver son indocilité, et ses boues chargées d’or, de tessons de mosaïques, de bris de sculptures impériales.

Vous avez publié en 2005 chez Filigranes Editions le livre collectif Un mince vernis de réalité, aux côtés de Géraldine Lay, Céline Clanet et Geoffroy Mathieu, ouvrage accompagné d’un texte du critique Michel Poivert. Pouvez-vous présenter ce concept ? Vous semble-t-il toujours opérant pour définir votre travail ?
Il faut revenir à la genèse de ce projet collectif pour comprendre ce titre. Au départ, c’est le sentiment que nous avions que nos recherches, sans vraiment se concerter entre Géraldine, Céline, Geoffroy et moi, prenaient des voies convergentes. Nous nous sommes alors interrogés, pendant de longues soirées, sur cet air du temps qui nous faisait voir le monde de cette façon. Le constat que nous avons fait alors était que notre regard était attentif, précis, poétique, mais distancié. Comme si nous faisions à chaque image un pas de recul, pour ne rien bouleverser, ou pour se mettre à l’écart du monde. Nous avons alors trouvé un texte de Vladimir Nabobov, La Transparence des choses, qui résonnait avec nos interrogations. « […] un mince vernis de réalité immédiate recouvre la matière, naturelle ou fabriquée, et quiconque désire demeurer dans le présent, avec le présent, sur le présent, doit prendre garde de n’en pas briser la tension superficielle. » Lorsque je relis cette citation extraite du texte de Nabokov, je me dis qu’elle est toujours opérante pour mettre des mots sur mon travail, même si j’ai aujourd’hui moins en tête ce texte qu’alors.

Vous participez actuellement à l’exposition de la BNF, Paysages français, une aventure photographique 1984-2017, avec quelques images issues de votre livre Delta (Poursuite Editions, 2014). Selon vous, quelles tonalités particulières apportent vos photographies à ce vaste panorama ?
Je ne sais pas si mes quelques images présentes à la BNF apportent une tonalité particulière à cette exposition ambitieuse. J’ai toutefois le sentiment qu’elles se situent un peu à côté de tout cet ensemble. Peut-être parce que je me méfie beaucoup de la charge documentaire que l’on exige de l’image photographique. Mes images témoignent seulement de mon rapport personnel et singulier au monde, un peu en marge, tant dans le choix des sujets que dans le rapport que j’entretiens au temps et à l’espace.


Qu’est-ce qu’un paysage pour vous ? Selon quel type de point de vue abordez-vous une scène ?
Un paysage, c’est avant tout pour moi le décor d’une possible fiction. Un paysage c’est le territoire abordé d’un point de vue singulier, vous avez en cela tout à fait raison d’employer le mot « scène ». On m’a d’ailleurs parfois dit que l’inquiétude qui transparait dans mes images pouvait donner à voir mes paysages comme des scènes de crimes. Lors de mes errances photographiques, j’ai vraiment le sentiment de circonscrire un territoire imaginaire, qui a des bords, des limites hors desquelles la fiction n’est plus opérante.

S’agissait-il avec Delta d’apprendre à regarder le territoire à proximité de votre domicile, sans chercher une exceptionnalité, qui pourtant apparaît dans la singularité de vos choix ?
Oui, j’ai longtemps cherché à représenter des paysages en voyage, des ailleurs plus ou moins lointains, que ce soit en France ou à l’étranger. Voyager, pour moi, c’est d’abord s’extraire du quotidien et me rendre disponible, attentif. Avec ce projet collectif qu’était France(s) Territoires Liquides, j’ai photographié les paysages au pas de ma porte, mais en essayant de les voir à la manière dont j’avais pu photographier en voyage. Regarder le paysage, le photographier, c’est se l’approprier, y projeter ses histoires et ses rêves. Je me suis rendu compte que je pouvais travailler dans ces lieux familiers comme j’avais pu le faire ailleurs. Et que par certaines outrances ou par la brutalité des lumières cette région pouvait plus correspondre à ce que je recherchais que ce que j’imaginais auparavant.

Delta donne le sentiment d’un effondrement, d’une fin de règne, d’une déréliction née d’une pollution omniprésente, comme un mourir interminable, contrebalancé par l’aspect presque surréalisant de certaines images (un mannequin étendu dans la poussière, un Minotaure renversé) et la beauté brute, quasi extraterrestre, de quelques paysages ou structures doucement magnifiées par le soleil levant. Que pensez-vous de cette analyse ?
C’est assez juste, je reconnais mes images dans cette description. Cela prouve que la photographie est (en tout cas pour moi) la projection d’un état mental, un être au monde, plus que la simple reproduction neutre et mécanique de celui-ci.

Vous photographiez un tas de pneus, un lion de plâtre, une déesse d’albâtre, du béton, de la roche, des chiffons, des architectures très disparates. Vous considérez-vous comme un artiste postmoderne ?
Je ne sais pas, je ne crois pas que ce soit à moi de trouver la case dans laquelle me ranger. Il y a en tous cas chez les artistes aujourd’hui, et chez les photographes en particulier une vraie appétence pour la ruine. Ce phénomène dépasse de loin le seul cadre de mes recherches. Il serait intéressant de s’interroger sur ce que cela dit de notre monde aujourd’hui, et du rapport que nous entretenons avec celui-ci. Dans tous les cas, cette fascination pour les ruines n’est pas nouvelle chez les artistes, on peut même dire qu’elle a existé à toutes les époques. Ce qui fait peut-être la singularité de mes images c’est mon goût pour des ruines « pauvres », des choses a priori de peu d’intérêt que j’aime à mettre en lumière et à magnifier. Mais d’une façon plus générale, j’ai aussi compris que le choix de ces sujets se faisait car ces endroits délaissés sont souvent des endroits de liberté, où il est possible de photographier sans devoir se justifier. Finalement, j’ai le sentiment que tout peut être photographié pourvu qu’on le regarde avec attention.

Pourquoi avoir intitulé votre ouvrage publié en 2011 chez Poursuite Editions L’Illusion du tranquille ? Faut-il comprendre que la photographie telle que vous la pratiquez vient après la violence de batailles difficilement soupçonnables ?
Non, ce titre m’a été suggéré par Valérie Mazouin, qui m’avait alors invité en résidence à Saint-Gaudens, car elle avait fait le constat que mes images donnaient à voir une apparence de tranquillité et de stabilité, mais qu’une inquiétude sourde transparaissait dans tout cet ensemble. J’ai tenté depuis de comprendre ce qui fondait cette inquiétude, je crois qu’il s’agit d’un état d’être que je projette sur ce que je photographie, une recherche d’équilibre sans cesse remise en cause.

Préférez-vous aux visages des humains les traces de leur présence (une caravane, un night-club vide, une voiture délaissée) ?
Oui, je crois que mes images parlent constamment des hommes, sans pour autant avoir besoin d’y faire figurer de la vie. J’aimerais vraiment arriver à photographier un paysage plus habité parfois, mais il faudrait arriver alors à une fixité équivalente à celle à laquelle je parviens dans mes paysages inhabités.
Les récits d’anticipation, l’esthétique des films d’Andrei Tarkovski nourrissent-ils votre regard ?
On m’a plusieurs fois parlé de Tarkovski à propos de mon travail, probablement à cause de son esthétique et sa mélancolie… Non, il ne fait pas partie de mes références, mais il est vrai que je me nourris beaucoup de cinéma, dans des choix très éclectiques et transversaux.

La photographie construit-elle, par essence, des natures mortes ?
La photographie est bien entendu la trace physique d’un instant passé, et donc mort. C’est la nature de la photographie, c’est sa spécificité et c’est ce qui la rend fascinante. Mais la photographie d’une certaine façon sauve cet instant qui sans cela serait à jamais perdu. A l’expression de nature morte, on pourrait préférer l’anglaise « still life ». Ce qui m’intéresse dans cette question c’est en quoi lorsque l’on compose une image dans un cadre donné, on répond à des critères esthétiques qui s’inscrivent dans une longue histoire de l’art, de la peinture notamment, en cela j’ai l’impression de ne pas échapper à une forme de classicisme, malgré le choix de sujets qui ne le sont pas.
Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?
Mon envie est pour l’instant de donner une suite à ma série Delta. Et puis je mène également un projet collectif dans les Dolomites en Italie. Plusieurs photographes européens ont répondu à l’invitation de Marina Caneve et Gianpaolo Arena, pour photographier 50 ans après sur les lieux d’une catastrophe advenue dans les années 1960 sur le barrage du Vajont. Le projet est visible sur le site calamitaproject.com
François Deladerrière, Delta, Poursuite Editions, 2014, 56 pages – 500 exemplaires
François Deladerrière, L’illusion du tranquille, Poursuite Editions, 2011
François Deladerrière, Géraldine Lay, Céline Clanet, Geoffroy Mathieu, Un mince vernis de réalité, texte de Michel Poivert, Filigranes Editions, 2005
François Deladerrière est représenté par la galerie Le Réverbère (Lyon)
Exposition collective Paysages français, une aventure photographique 1984-2017, à la BNF (Paris), du 24 octobre 2017 au 4 février 2018
Pour aller plus loin, lire de Pauline Jurado Barroso, Entretien avec François Deladerrière, in CALLENS A.-C., JURADO BARROSO P. dir., Art, architecture, paysage. À l’époque post-industrielle, Saint-Étienne, PUSE, 2015, pp. 237-247, et « Les paysages cicatriciels du delta du Rhône » in ANTOINE P., MÉAUX D., MONTIER J.-P. dir., La France en albums, Paris, Hermann, 2017, pp. 321-334