« J’ai expliqué le Zen au cours de toute ma vie, confessait un jour Basho, et cependant je n’ai jamais pu le comprendre. Mais, lui dit son interlocuteur, comment pouvez-vous expliquer quelque chose que vous ne comprenez pas ? Oh, s’exclama Basho, dois-je aussi vous expliquer cela ? »
Marcel Cohen fait partie de ces écrivains dont on sait immédiatement, par la qualité du style et la distinction de la pensée, qu’ils rendent plus intelligent, et que l’on passera en leur compagnie un moment précieux.
Deux livres paraissent aujourd’hui, qui permettent de le découvrir ou de retrouver une saveur à nulle autre pareille, Détails chez Gallimard, et Autoportrait en lecteur chez Eric Pesty Editeur et Héros-Limite.
Voyons d’ailleurs ce que dit Eric Pesty d’un ouvrage qui en est déjà, depuis novembre 2017, date de sa parution (après une première version danoise publiée il y a vingt ans), à sa deuxième édition française, et que l’écrivain place sous les bons auspices du poète grammairien Claude Royet-Journoud : « Voici sans doute le seul livre de Marcel Cohen qu’il est recommandé de lire en commençant par le début. »
Composé de cinq chapitres, Autoportrait en lecteur est un volume constitué uniquement de citations sans guillemets, comme un continuum de paroles issues d’une bibliothèque idéale. A la fin du livre se trouve le nom des auteurs, mais il n’est pas forcément nécessaire de le connaître pour apprécier des pensées libérées de leur géniteur, nefs autonomes se laissant arrimer par qui voudra bien se laisser transformer ou toucher par elles.
Le premier fragment – je tais volontairement le nom de son producteur – est ainsi programmatique : « Et ma parole m’est volée dès lors que je la profère, pour la raison que par ma bouche c’est le monde qui parle. Moi, je suis silence et immobilité, je suis déjà mort avant de naître, ou encore : je ne suis là que pour perpétuer une oppression dont je ne connais pas le nom (tant elle est vaste), pour la dire sans pouvoir jamais l’expliquer. Je ne suis pas au monde, je ne puis jamais être seul, jamais en repos. »
Du silence, du vide de l’espace, de la solitude, de l’illusion d’être au monde, naissent parfois les œuvres, qui disent la blessure, et retournent l’étrangeté, la distance, en frêles cailloux ou frémissants caillots de présence.
L’identité est une chimère, quand le sentiment général est océanique.
Emmuré, écrasé, fatigué, angoissé, le mélancolique se tait, attend une éclaircie, une clairière où entrevoir la volupté d’un repos ne craignant pas l’infini ou la perte.
A Verdun (chapitre 2), nous sommes devenus muets, et avons perdu la confiance en nos pères, qui ne nous avaient pas prévenus.
Depuis Auschwitz, la nature criminelle de l’humanoïde a le visage d’Otto Ohlendorf, commandant en Ukraine de l’Einsatzgruppen, qui tua 99 000 personnes : « Il était docteur en droit, spécialiste de la jurisprudence, et diplômé des universités de Leipzig, Göttingen et Pavie. » Herr Doctor était aussi sûrement un très bon musicien – « Pour Furtwängler, la musique allemande du XIXe siècle portait toute la culture allemande. »
D’autres administrent des abattoirs industriels.
« A l’école on ne nous avait pas appris une chose fondamentale : l’art de déserter. Sauver son existence de la folie par la fuite passe pour immoral. »
Rudolf Höss : « Moi aussi, j’avais un cœur… »
« Fin 1942, dans le ghetto de Varsovie affamé et décimé, des Juifs supplient les Junaks (étrangers, et notamment Ukrainiens, servant dans la Wehrmacht) de leur tirer dessus pour en finir au plus vite et sans souffrance. Les Junaks exigent 100 zoltys (20 dollars) par balle. Cependant, il arrive qu’ils empochent l’argent et ne tirent pas. »
« Au Rwanda, il faut payer pour ne pas être exécuté à la machette, mais au fusil. Et il y a des enchères. »
« Depuis l’opération des totalitarismes nous ne sommes plus liés à notre moi personnel mais à un moi collectif assassin, assassiné. »
Quel peut être alors, depuis, la tâche de l’artiste ? (chapitre 3) « Trouver une forme qui exprime le gâchis. »
Maurice Blanchot note dans L’Ecriture du désastre : « Il y a une limite où l’exercice d’un art, quel qu’il soit, devient une insulte au malheur. »
Il faut raconter les bibliothèques brûlées, tenter de dire ce qui ne peut pas être dit, en poème (chapitre 4), en vérité, en clarté.
« J’abhorrais coursier au lieu de cheval. J’appelais cela de l’hypocrisie. »
Allègement avec le beau fatras du chapitre 5, ses aphorismes géniaux, son absurde, son humour british, son art du nonsense.
Exemple : « Parmi les mammifères, / seul l’Homme a des oreilles / qui n’expriment aucune émotion. »
Ou : « On ne peut pas dicter un aphorisme à une dactylo. Cela prendrait trop de temps. »
Voilà une vie de lecteur, une vie d’homme, une vie d’écrivain.
Faisant suite à la trilogie des Faits (publiée entre 2002 et 2010), Marcel Cohen révèle une nouvelle fois son sens de l’observation, son goût du plus proche avec Détails, parce que le plus infime est déjà d’ordre gigantesque, est que le tout n’est qu’une extension de la fractale du rien.
Détails est une demeure comportant seize pièces, seize histoires, seize contes modernes.
Imaginez donc un collectionneur de détails, de mots, d’expressions, de faits historiques, d’objets. Un homme malade de l’infinitésimal, remarquant tout, ne voyant rien.
L’homme est obsédé, et le vertige le saisit avant qu’il ne doive prendre l’avion pour Copenhague, avant que de se désister d’une conférence assommante, grave, si elle n’était d’abord comique.
Un canif tombe, et c’est toute l’enfance qui apparaît.
« L’homme avait perdu bien d’autres habitudes, mais peler une pomme avec un couteau de table lui paraissait toujours barbare : à la campagne, on n’aurait pas toléré qu’il laissât des épluchures aussi épaisses. »
De la même façon, il importe que les listes que l’on fait (des façades, des arbres, des ponts, un enfant accroupi) pour tenter de saisir un paysage ou une scène soient les plus précises possibles, si l’on ne veut pas gauchir le spectacle de la réalité.
Pourquoi le soutien-gorge sans bretelle a-t-il disparu ?
Pourquoi les bretelles ont-elles disparu ?
Que pensez-vous de la table de nuit roulante que déplacent les filles de salle à l’hôpital ?
Pourquoi n’offre-t-on pas aux alités une canne télescopique pour les aider au quotidien ?
Qui se souvient de l’artiste Emmanuel Saulnier, responsable du monument de Vassieux-en-Vercors dédié aux victimes civiles du village martyr ?
Régulièrement, l’homme se dévisage, il est grave, et hautement ridicule.
Est-ce un homme, un ange ou une tête de veau ?
Marcel Cohen, Détails, Gallimard, 2017, 198 pages
Marcel Cohen, Autoportrait en lecteur, Eric Pesty Editeur / Héros-Limite, 2017, 158 pages
« Quelques-uns des plus beaux fossiles de baleine ont été découverts dans les hauteurs de l’Himalaya. »
On peut retrouver aussi Marcel Cohen dans le dernier numéro (39) de la revue de littérature, Les Moments littéraires, qui, outre des pages confiées à Hubert Haddad (extraits de son journal), Stéphane Lambert (extrait d’un récit autobiographique) et Anne Coudreuse (articles sur Une mère, de Stéphane Audeguy et sur Paysage perdu de Joyce Carol Oates), consacre un important dossier de soixante-dix pages au neuropsychiatre et éthologue humaniste Boris Cyrulnik (éloge par Gérard Ostermann dans un texte inaugural, suivi d’un entretien avec Gilbert Moreau et d’un inédit Je me souviens…).
Dans les extraits reproduits ici de ses Carnets tenus entre 2013 et 2017, Marcel Cohen offre un festival d’anecdotes saisissantes, jusqu’à l’absurde, et de citations (Thomas Edison, Martin Scorsese, Anne de Staël, Henri Calet, Alfred Einstein) concernant l’art, le temps, la société (les météorites, le gin tonic, la télévision, le langage) et la destruction de l’homme par l’homme.
Roger Grenier : « Je n’ai pas connu Céline, mais j’ai fait un reportage sur ses obsèques. Il n’y avait que deux autres journalistes et ils étaient tous les deux juifs. »
Revue de littérature, Les Moments littéraires, textes de Boris Cyrulnik, Gérard Ostermann, Stéphane Lambert, Hubert Haddad, Marcel Cohen, Anne Coudreuse, numéro 39, 2018, 144 pages
Site de la revue Les moments littéraires