
« Je vais vous raconter l’histoire de mon père, qui, à l’heure où j’écris ces lignes, a 86 ans. Il a traversé une guerre, un cancer et un coma, et a aujourd’hui déménagé sur une planète qui n’existe que dans sa tête. »
Charlotte Abramow est une jeune artiste belge très douée, et très aimante, ayant commencé la pratique de la photographie à l’heure de ses premiers sangs.
Paolo Roversi écrit d’elle, qui est naturellement féministe, qu’elle possède « la fragilité et l’âme d’une guerrière ». Oui, mais c’est oublier l’humour qui est une façon de comprendre le monde par ses points d’absurde.

L’album Maurice (Fisheye) est un très beau projet, consacré par la photographe à son propre père qui a survécu à un cancer et dépassé un coma en 2011, lui ayant cependant laissé des séquelles, peu à peu surmontées.
Maurice est donc un livre de vie, un éloge de la complicité et du jeu menant la santé recouvrée.
Il est bourré de facéties, de malice, de tendresse.
Maurice est l’histoire d’une renaissance advenue par la magie de l’art, de la mise en scène, du théâtre, à tel point qu’il n’y a bientôt plus ici de différence entre la réalité et la fiction, puisque tout fait œuvre quand l’imaginaire relance l’existant.

Maurice est un homme âgé, qui fut un médecin d’importance, mais c’est aussi un grand enfant, une éternelle jeunesse, une intelligence de comédien.
Qu’une fille puisse ainsi sauver son père en lui offrant de nouveaux rôles est très émouvant.
Maurice a failli mourir, Maurice joue, figure beckettienne montée sur la scène d’un livre pour y réinventer des lignes d’existence.
Construit de façon chronologique, Maurice, Tristesse et rigolade, commence comme un album de famille (période Genèse, 1932-2010) et se prolonge en joie de vivre poétique et bouffonne à la façon de Gilbert Garcin.

Charlotte Abramow, 1993 : « Je nais le 30 septembre 1993, Maurice a alors 61 ans. Il prend sa retraite alors que je n’ai que 3 ans. Je connais un système d’éducation un peu différent des classiques : Maman travaille [les parents ont vingt-cinq ans de différence d’âge], Papa est à la maison. Nous sommes une famille fusionnelle, avec les bons comme les mauvais côtés. En 2002, sur un coup de tête, nous déménageons à Belle-Île-en-Mer, où nous allions tous les étés en vacances : nous vivrons insulaires pendant quatre ans et demi, comme dans un petit coin de paradis. »
Maurice est un père improbable, d’autant plus aimé qu’il est imprévisible, comme le cancer, déclaré en 2011.
Attente, angoisse, traitement lourd, agressif. Perte des cheveux, opération. Charlotte prend des photos.

Il faut sauver un homme, un mari, un père. L’opération réussit bien, mais le coma arrive, dû à un médicament mal accepté.
Feuilles noires : 43 jours.
De 2011 à 2014, c’est la reconstruction, Maurice doit tout réapprendre. Succession d’hôpitaux.
Charlotte est là, continue à prendre des photos, fête avec lui et sa mère son anniversaire à l’Hôpital Erasme de Bruxelles. Il a 80 ans.

« Il passe ses journées à dormir, ne parle pas. Maurice semble déconnecté de la réalité, déconnecté de notre monde. Son regard est absent. Il reste frontal, aphasique et complètement dépendant. Il faut l’aider pour se lever, marcher, et pour tous les gestes de la vie quotidienne. »
Tous trois se battent, tous trois avancent, contre le silence, l’apathie.
« Durant ces trois années, je prends des photos par instinct, par réflexe. Je sens aussi que mon objectif accroche de plus en plus le regard de mon père, et cela nous offre une nouvelle manière de communiquer. »
Naissance d’une nécessité photographique.

L’été 2014 est révolutionnaire : Maurice parle, rit, chante. Il est revenu, le même, autre, épatant.
Il est devenu oiseau, et amateur de couques au chocolat gratuites.
Question : « Tu vas dormir ? »
Réponse : « Dès que la NASA aura trouvé une nouvelle exoplanète »
Maurice est regardé, dans sa beauté, sa singularité, son grain de folie.
L’amour le ressuscite.
Lui : « Le vieillissement me rajeunit »
Il veut être, il est, entre mystères d’absence et pleine lucidité.
Le docteur Maurice est un surréaliste belge, il est fantastique.
L’humour sauve.
Le roi est nu, le roi est inattendu, le roi nous accueille dans son drôle de royaume.
Avec Charlotte Abramow, à la fin, c’est la vie qui gagne, et la tendresse.
Charlotte Abramow, Maurice, Tristesse et rigolade, textes Xavier Canonne, François Cheval, Steven Laureys, Fisheye, 2018