
C’est grâce à Andrea Copetti de Tipi Bookshop (Bruxelles), ami des meilleurs photographes turcs contemporains, que j’ai découvert Blackout, de Coşkun Aşar, alors que je cherchais à me procurer Oculus, de Yusuf Sevinçli. Deux livres sublimes.
Blackout est une plongée âpre, radicale, sensuelle, dans la nuit de la ville d’Istanbul, parcourue dans ses rues et lieux de transgression entre 1998 et 2015.
Blackout commence par le noir présage d’oiseaux cherchant pitance sur un parquet nu. Ce ne sont que de simples volatiles, mais ils sont porteur d’effroi.


Un gamin est repoussé par un adulte le tenant par les cheveux, frappé à l’œil. Ce n’est plus un jeune Turc mais un raggazo d’Accatone (Pasolini, 1961).
A ses côtés, le dos d’une femme-homme laissant voir de longues cicatrices, et l’orée d’un sein coupé.
Nous sommes dans une chambre d’hôtel remplie de fumée de cigarettes.


Les corps sont ceux de transsexuels attendant un client, se reposant entre deux passes, mélancoliques.
Dans le bar d’en bas traînent encore quelques somnambules, accablés de fatigue.
Dans la rue, les petits gueux ne dorment toujours pas, ce sont des oiseaux soumis à l’exploitation, à la prostitution peut-être.


C’est la vie violente, bras scarifiés, yeux fascinés, langues contre langues gorgées de vin rouge.
Poings levés dans la brume des images.
Poudres de vie en noir & blanc.


Il fait froid, il fait fin du monde, il fait un temps de chansons définitives dans les cabarets où se frottent des ombres aux cuisses nues.
Il fait un temps à mourir dans la rue, à jouir dans une ultime sodomie.
Coşkun Aşar ne fait pas la morale, trop occupé à vivre, à passer ses désirs au laminoir de la réalité, à respirer des fleurs vénéneuses.


Voilà la lumière douloureuse et folle des bas-fonds d’Istanbul, entre traques, caches, et bulles de fraternité tout à la fois haineuse, maladroite et bouleversante.
Oculus, de Yusuf Sevinçli, est un autre joyau en noir et blanc, à déplier sur toute la surface d’une table, comme un plan séquence composé d’images mentales.


Des nuées apparaissent une main, un doigt, une femme nue contre un mur, visage caché par ses cheveux, protégeant son pubis.
Au recto, la volupté d’une fleur ouverte, d’une chair tendue comme un drap, d’une route de bord de mer.
Yusuf Sevinçli construit un poème visuel fait de signes, de lignes de rêves, d’une articulation entre des ordres de réalité a priori incompossibles, pourtant parfaitement concordants si l’on est attentif à ce qui nous lie en profondeur.


Le lichen d’une roche, un tapis de feuilles, le visage d’une petite fille extatique, une lumière dans une montée d’escalier, un arbre violenté par une tempête et dessiné au fusain de l’objectif.
Il est ici question d’une naissance à soi, d’une façon de traverser le temps sans se laisser piéger par l’ordre chronologique ou la causalité ordinaire.
Comme si les photographies pouvaient surgir de la puissance d’un liquide amniotique nimbant tout l’espace.


Yusuf Sevinçli est un maître de la Renaissance à venir, déjà présente, ne le sachant probablement pas.
Rédigeant à mon café habituel la phrase conclusive de cet article, mon ami Alain Le Saux des éditions Les Hauts-Fonds pose devant moi le dernier recueil de poèmes écrit en galicien par Fatima Rodriguez, Aube des corps.
La résonance avec les photographies de Sevinçli et Aşar est immédiate.

La belle diseuse nous donne ceci, qui est mieux qu’une clausule, une ouverture : « Je veux une pluie qui assèche / la plus infime cellule de sève, / de liquide vital : / le sang, / le plasma, / la lyrique lubricité du sexe, / la diluée transparence de la salive, / la douce et unique salinité de la sueur. // Bien loin du poète, / du prophète, / du chroniqueur. / Pour toujours à l’écart / des seigneurs de mémoires, / et d’oublis. // Pour toujours heureuse / heureuse escarre / heureuse et avec obscénité / escarre née de la plaie infectée du poème / d’une Histoire commune / avec obscénité. »
Coşkun Aşar, Blackout, texte Bruno Le Dantec (en anglais), publisher Coşkun Aşar, 2017 – 1000 exemplaires
Yusuf Sevinçli, Oculus, Galerist & Les Filles du Calvaire, 2017 – 1000 exemplaires
Fatima Rodriguez, Aube des corps, traduit du galicien par Vincent Ozanam, dessins d’Isabelle Audouard, Les Hauts-Fonds, 2018, 108 pages
Yusuf Sevinçli est représenté par la galerie Les Filles du Calvaire (Paris) – exposition du 30 novembre 2018 au 12 janvier 2019


« Les nuits sont pleines d’arêtes / de cavités / la nuit est une géométrie ombrée / et anguleuse / qui nous laisse enchaînés / aux fers triviaux, impitoyables / des absences. // Viens, nuit pleine, / viens, nuit devineresse, / vaniteuse. / Viens t’épandre sur nous, / que personne ne sache / que toi aussi sera mépris, / un minuscule éclat désagrégé / de ces inaccessibles et secrètes principautés cosmiques. // Viens donc, nuit, / vêtue pour la veille, / cachée sous les corps. / Viens, nuit endolorie de désir. / Que ta saillie brutale fasse pour une fois se consumer le jour. // Viens, / dépouillée de tes pointes, / d’angles, / de plaies. // Viens dilatée, viens. / Trouve refuge en nous, / dans le tiède abandon de notre ventre. // Affaisse-toi, / fais ton lit, / lait, / en infinie délectation. // Viens, / coule maintenant / libre / écoule-toi / par tous les sentiers vaginaux. »
Galerie Les Filles du Calvaire
