
« Je n’écris pas un livre tombeau, ni même l’histoire d’un arrière-grand-père que je n’ai pas eu – mais l’histoire de la découverte d’un prénom. »
Premier livre de Léa Veinstein, Isaac est un livre de réappropriation d’une histoire familiale occultée correspondant à un impensé : comment son arrière-grand-père rabbin a-t-il pu continuer à exercer le culte durant l’Occupation, en maintenant une synagogue ouverte en plein Paris ? Pourquoi sa fille a-t-elle pris la décision de ne pas en parler ? Y a-t-il une faute, une gêne, un tabou ?
Dans Isaac, la jeune auteure mène l’enquête et interroge de façon très touchante, très honnête, son rapport au judaïsme, à la montée de l’antisémitisme actuel, aux derniers témoins.
Livre sur la puissance du silence, ce très beau texte de nature autobiographique pense aussi le lien naturel entre le judaïsme et la gauche, l’exil et le souci des vaincus, des oubliés de l’histoire, tout en réfléchissant aux notions de conversion et de transmission d’un héritage au moment de devenir soi-même parent.
On entend ici la voix d’un écrivain dont la clarté troue les ténèbres.
Vous citez en exergue de votre livre ce passage du Monolinguisme de l’autre de Jacques Derrida : « Traduire la mémoire de ce qui précisément n’a pas eu lieu, de ce qui, ayant été (l’)interdit, a dû néanmoins laisser une trace, un spectre – sensible, douloureux, mais à peine lisible. » N’est-ce pas justement l’objet de la littérature ?
Oui, ce serait une très belle définition de la littérature ! Ce livre de Derrida, dans lequel il invente une forme d’autobiographie philosophique, a été une découverte importante pour moi. Il repart de sa condition de Juif d’Algérie, se souvenant du rapport noué dans son enfance algérienne à la langue française : c’était à la fois la langue maternelle, la langue coloniale, et la langue interdite. De là, il explique qu’aucune langue ne nous appartient. Et nous voilà dans un livre de philosophie. Tout l’incipit, écrit sous la forme d’un dialogue, reprend comme un refrain cette phrase fascinante qu’il répète à l’envi : « Je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne ». Il dit avoir vécu comme au bord du français « ni en lui, ni hors de lui », sur une ligne « introuvable ». C’est exactement la façon dont je vis et dont je pourrais définir, si j’étais autorisée à plagier Derrida, mon rapport au judaïsme.
Si je cite cette phrase sur la trace en exergue de mon Isaac, c’est parce qu’elle dit précisément ce que je tente de faire dans ce récit : traduire, dans une autobiographie modestement philosophique, ce qui, dans la famille de mon père, était interdit. Partir de ce « spectre », tel qu’il est arrivé jusqu’à moi: le rendre lisible.
Pour reprendre la pensée de Jacques Derrida, pensez-vous qu’hériter vraiment nécessite de réinventer le legs, de le déplacer ?
Oui, le legs se déplace nécessairement, par définition. Le réinventer, j’y suis un peu obligée : je ne peux ni faire mien le judaïsme de mon arrière-grand-père religieux, ni accepter la rupture nette et sans appel avec le judaïsme initiée par ma grand-mère, et adoptée par mon père. On me dit parfois que j’entame un « retour » vers le judaïsme ou vers mes « origines » – mais c’est tout sauf un retour, je le vis comme une réappropriation, une réinvention comme vous dites. Pour revenir à Derrida, ni comme une identité, ni comme quelque chose d’étranger. Plutôt comme une trace qui vivrait en moi : et la faire vivre, par ce livre, est déjà un pari.
Isaac est-il un livre de réparation ? Quel fut l’événement inaugurant votre décision d’écriture ? La volonté de lever un tabou historique ?
Je ne crois pas qu’Isaac soit un livre de réparation. On répare quelque chose de cassé : le rapport au judaïsme n’était pas cassé, il était plutôt éteint, je crois. Il avait bien dû laisser une trace, sinon je n’aurais pas senti un mystère, et n’aurais pas eu envie d’aller au-devant de ce mystère. S’il y a dans l’histoire quelque chose comme une réparation, c’est peut-être la scène finale de l’enquête sur mon arrière-grand-père, dans laquelle nous revenons, ma sœur ma cousine et moi, à l’intérieur de la synagogue où il officiait, pour lui rendre hommage devant la communauté rassemblée, et devant notre famille revenue ici. J’ai appelé ce chapitre « la réparation », car je crois que nous avons réparé à ce moment-là ce qui avait été rompu, oublié : sa présence dans ce lieu.
J’ai décidé d’écrire le jour où j’ai compris que cet arrière-grand-père était resté rabbin pendant l’Occupation, qu’il avait maintenu cette synagogue ouverte, faisant le « pari » de ne pas se cacher. Quand j’ai senti le tabou historique, très profond, qui est lié à l’idée qu’une vie juive ait pu continuer, malgré tout, j’ai pensé qu’il y avait là une autre forme d’interdit : l’histoire familiale et l’histoire tout court se mêlaient, s’emmêlaient, j’ai pensé qu’il y avait quelque chose à en faire.
Comment est née la forme de votre livre ? Preniez-vous des notes au fur et à mesure de vos découvertes ? Tenez-vous un journal ?
Au cours des trois années où j’ai mené cette enquête historique sur Isaac (qui était-il ?), puis sur la survie des Juifs français sous l’Occupation (comment avait-il pu rester, sans être inquiété ?), je prenais des notes au fur et à mesure des rendez-vous, des analyses d’archives, des explications que les historiens acceptaient de nous donner. Régulièrement, je « récapitulais » les différents éléments, d’une façon un peu scolaire, dans des mails que j’écrivais à ma sœur. Je n’ai pensé à raconter l’enquête, sous la forme d’un récit, que vers la fin. L’idée au départ était de garder trace de ce chemin, d’écrire pour la famille. En écrivant, en faisant lire aussi, j’ai vu le récit se construire en séquences. Puis le livre est véritablement né lorsque j’ai accepté de prendre la parole à la première personne, de dérouler, d’exposer quelque chose de mon propre cheminement, jusqu’à aujourd’hui.
Avez-vous écrit Isaac pour élucide le mystère du silence de votre père et lui permettre d’entrer dans une synagogue ?
Le silence de mon père est à l’origine de bien des choses que je fais, je m’interroge d’ailleurs sur la puissance de ce silence dans le texte. J’explique que je l’admire, ce silence, qui est impressionnant et doux à la fois. Mais je dis aussi qu’il me fait parfois souffrir, que j’en prends le contrepied : ce livre en est d’ailleurs un signal. Je veux remettre de la parole sur une histoire de silences : je transgresse la volonté de ma grand-mère (on ne parle pas de ces choses-là), je m’en prends aussi à une forme de tabou historique (on ne parle pas de la vie juive, on parle de la mort). Je dois donc avoir envie de faire voler en éclat ce silence. Ceci dit, sur le sujet du judaïsme, je n’ai jamais ressenti le silence de mon père comme un interdit ou un poids : c’était plus de l’ordre de la pudeur, d’une distance mais bienveillante. Contrairement à sa mère, il n’a jamais rejeté ses origines.
L’extrême gauche et le retour au judaïsme sont-ils conciliables ? Situez-vous votre chemin de liberté dans la recherche d’un passage entre ces deux pôles, peut-être à la façon de Walter Benjamin ?
Lorsqu’on lit Walter Benjamin, on s’aperçoit – ce qui est fantastique, et m’a enthousiasmée lorsque je l’ai découvert- que non seulement une pensée politique de gauche, et même de gauche radicale, est conciliable avec une forme de tradition juive, mais cela va même au-delà d’une simple compatibilité : elles se nourrissent l’une l’autre, se mêlent jusqu’à ne plus se distinguer. La pensée de gauche, et la pensée juive, c’est la même chose. Pourquoi ? Parce que le judaïsme est une pensée de l’ouverture vers un avenir, de la contradiction, de l’exil, de tout ce qui est étranger et autre. La pensée juive se construit contre l’identité, le même, le vrai. Elle se fait en se défaisant, nous dit en permanence : cherche le contraire, cherche l’autre. Le Talmud, ça n’est que ça ! C’est une pensée de l’exil aussi, intérieur et réel. On retrouve par exemple cette articulation dans Sur le concept d’histoire, l’un des derniers textes de Benjamin, où il rend hommage à l’Angelus novus, tableau de Paul Klee qui devient le double de sa propre philosophie de l’histoire. Benjamin critique la conception traditionnelle du temps comme continuum, l’idée que l’histoire serait tendue vers une finalité positive : au contraire, il saisit dans les textes théologiques (que son ami Scholem lui envoie) la possibilité d’une ouverture du temps, d’une fracture, d’une interruption. C’est ce qu’on appelle le messianisme. Grace à cette autre conception du temps, nous pourrons peut-être, un jour, espère Benjamin, écrire l’histoire non du point de vue des vainqueurs, comme nous l’avons toujours fait, mais du point de vue des vaincus, des opprimés, de ceux qui ont échappé à la finalité de l’histoire. Nous sommes ici au cœur de cette espèce de synergie benjaminienne entre judaïsme et révolution. Et c’est un texte bouleversant, écrit quelques mois avant le suicide de Benjamin, fuyant le nazisme et la pauvreté, à la frontière espagnole. Je regrette beaucoup qu’une telle articulation nous semble saugrenue aujourd’hui, tant le judaïsme est assimilé, à tort, à une communauté, un repli, à quelque chose qui au contraire semble se fermer.
Votre livre commence si l’on peut dire dans les années 1960, avec des discussions politiques tous azimuts, la fréquentation des cinémas du 5eme arrondissement, un petit ami très cultivé. Puis, s’amorce une autre temporalité, bien plus ancienne, celle de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi celle du peuple juif dans son errance plurimillénaire. A quel temps appartenez-vous ?
Alors j’ai trente-deux ans, donc mes années de philo ne datent quand même pas des années 1960 ! Mais elles y ressemblaient en effet. J’étudiais la philosophie politique, entre la Sorbonne et l’Ecole Normale, je manifestais et je fumais deux paquets de cigarettes par jour. J’en parle dans le livre avec une distance ironique qui me fait sourire, et qui me rend triste à la fois : je mesure le temps qui a passé, je me dis que moi aussi je suis devenue vieille. C’est le début du livre car je crois que c’est le point de départ du chemin que je tente de retracer : du rejet à la réinvention. Puis, en effet, commence l’enquête (au moment où je décide d’interroger ma propre histoire) sur mon arrière-grand-père, qui se concentre rapidement sur la question de l’Occupation, dans laquelle je me suis entièrement plongée. Oui, c’est un livre un peu palimpseste, où trois époques se superposent, trois générations aussi : de lui, jusqu’à moi – et même, jusqu’à mon fils.
Qu’est-ce que, selon vous, la joie juive ?
Elle est à la fois très forte, je n’en ai jamais vu de plus expressive ! A un mariage juif, lorsque tout le monde se met à faire les rondes, la joie est débordante, elle fait presque peur. Et en même temps, ce que j’aime infiniment, c’est qu’il y a toujours une légère trace de mélancolie (il n’y a qu’à écouter ces chants). Idem, lorsqu’on casse le verre au moment du mariage ; c’est un moment de joie très forte, très intense, mais qui dit aussi : quelque chose est cassé, quelque chose se termine, il y a de la perte, réjouissons-nous sans l’oublier.
J’ai parfois pensé en vous lisant à Anne Wiazemsky. L’évocation de ce nom à votre propos vous semble-t-elle farfelue ?
Non, flatteuse ! C’est le récit autobiographique et familial, qui vous fait penser cela ? Ou ma relation à Godard ?
Vous venez de terminer une thèse sur Franz Kafka. Pourquoi cet écrivain vous intéresse-t-il tant ? Vous évoquez le court récit Le Terrier. Comment le lisez-vous ? Comme une métaphore de l’enfermement de l’écrivain dans son propre système d’écriture ?
C’est lorsque j’étudiais Walter Benjamin que j’ai vraiment découvert Kafka. Benjamin lui a consacré des pages magnifiques. Ils ne se sont jamais connus, mais on sent se construire entre eux une proximité très forte : il retrouve chez Kafka, justement, cette articulation entre le judaïsme et la désobéissance à toutes les formes de puissances, d’oppressions. Depuis, Kafka ne m’a plus quittée. J’ai une relation à lui qui est la limite du délire : je le prends pour un être vivant, comme une figure amie – j’ai l’impression qu’il fait partie de mon monde, je lui parle, enfin je m’adresse à lui, je trouve qu’il exagère parfois, je me fâche, puis on se réconcilie.
Et parmi tous ses textes, ceux que j’aime le plus sont ses nouvelles animales. On connaît La Métamorphose, moins des textes comme Le Terrier, que je cite dans mon récit. C’est l’histoire d’un animal (on ne saura pas lequel précisément) qui a passé des années à construire son terrier pour être à l’abri de toute forme de bruit et de présence extérieure. Un jour, catastrophe : il entend quelque chose (là non plus, on ne saura pas quoi). Tout le texte, monologue soliloque sans respiration, consiste alors dans la recherche de ce bruit qui a résisté à la construction. Mais en le cherchant, l’animal met son terrier sens dessus dessous : il détruit, ou déconstruit, son œuvre. L’interprétation la plus courante de ce texte est de le lire comme une description de la paranoïa. Je travaillais sur ce texte pour ma thèse dans les mois qui ont suivi l’enquête sur mon arrière-grand-père, mois sinueux et sombres car c’était au moment des attentats de 2015. Etrangement, je me suis identifiée à cet animal : j’avais l’impression moi aussi de cheminer sous la terre, au milieu de plaques souterraines, à la fois intimes, historiques, et politiques. Je cherchais à me positionner, à définir ma façon d’être juive : et je détruisais tout ce que je construisais. Et oui, comme je tentais d’écrire ce livre, je lisais cette quête un peu désespérée de l’extériorité comme un miroir de l’écriture.
Continuez-vous à prendre des cours d’hébreu ?
J’ai arrêté les cours d’hébreu il y a quelques années déjà – et je me désespère de voir à quel point j’ai tout perdu ! Mais je reste fascinée par l’histoire de cette langue, par la façon dont elle est redevenue une langue vivante : c’est d’ailleurs par désir d’aller vers un judaïsme actuel et vivant que j’ai eu envie d’apprendre cette langue.
Ne cherchez-vous pas avant tout à concilier les valeurs de la République et celles de la culture juive ?
Si, et je pense qu’elles sont parfaitement conciliables. Le judaïsme n’est pas, ou pas seulement, une religion. C’est très singulier, et c’est sans doute ce qui le rend à la fois indiscernable, indéfinissable, et ce qui souvent, attise la haine : le juif, c’est l’étranger qu’on ne reconnaît pas. Il y a une autre singularité que j’ai découverte en m’y intéressant, et à laquelle je tiens beaucoup : si le judaïsme est une religion, c’est une religion où l’on ne parle pas de foi. Il existe une blague juive comme cela (que je raconte très mal), je me contenterais d’en citer la chute, à laquelle je pense souvent. C’est un rabbin qui dit : « Oui, il n’y a qu’un dieu. Et nous n’y croyons pas ».
La publication de votre livre suscite-t-elle des réactions telles qu’elles permettent de poursuivre votre enquête, par exemple sur l’ambiguïté des cartes de légitimation et l’UGIF ? Y a-t-il des liens à établir avec les Judenrats ?
Pour le moment, aucune réaction ne me permet vraiment de poursuivre l’enquête : mais je rêve de recevoir une lettre de quelqu’un qui aurait connu Isaac, ou m’apprendrait des choses encore insoupçonnées sur la synagogue. L’UGIF est un sujet historique extrêmement compliqué, avec lequel je me suis débattue au cours de l’enquête, pour tenter d’en retracer les enjeux le plus clairement possible. Pour en dire quelques mots, il s’agit d’un organisme créé en 1941 par le gouvernement de Vichy sur demande allemande. Sa création était contemporaine de la dissolution, par l’occupant, de toutes les associations juives existantes. Il s’agissait donc à la fois d’une structure de représentation, de « soutien » des institutions, mais aussi d’aide et d’assistance aux familles juives, paupérisées et menacées par les rafles. On retrouve dans cet organisme la même perversion nazie que dans les Judenrats d’Europe de l’est. Cela leur permettait à la fois de dire : « regardez on les laisse vivre », comme une vitrine, et à la fois de maintenir des liens avec eux pour obtenir des listes et tout autre renseignement utilisé en réalité pour les persécutions, et les exterminations. Les Judenrats, ou Conseils Juifs, sont donc en effet des structures qui s’en approchent, dans la mesure où l’on retrouve cette perversion nazie : créer des organismes qui contraindront les Juifs à participer contre leur gré à leur propre persécution. Les polémiques historiographiques ont été extrêmement violentes sur ces sujets dans les années d’après-guerre. Il me semble qu’elles existent toujours aujourd’hui, mais de façon plus distanciée, donc plus apaisée. Je ne peux pas en parler en historienne, que je ne suis pas : mais je crois qu’il faut insister lorsqu’on parle de l’UGIF ou des Conseils Juifs sur le fait que s’il s’est trouvé que l’une des conséquences de ces associations a été de faire participer les institutions ou les communautés juives à leur propre persécution, ça a été tragiquement « contre leur gré ». Il me semble qu’il faut être très clair là-dessus. Sans quoi on s’expose à des réactions très violentes, voire à des réécritures de l’histoire. N’oublions pas l’histoire de Rudolf Kastner : avocat et journaliste hongrois, il avait créé un comité d’assistance juif pendant la guerre, et s’était retrouvé via les Conseils Juifs à négocier avec les SS (notamment avec Adolf Eichmann) le sauvetage de plusieurs juifs moyennant finances. Jugé en Israël, où il avait émigré à la fin de la guerre, Kastner a finalement été accusé selon le verdict d’avoir « vendu son âme au diable ». Les polémiques au cours du procès étaient si violentes qu’elles se sont achevées sur son assassinat, à Tel Aviv, en mars 1957.
Comment expliquer qu’alors que les juifs étaient raflés à Paris, des synagogues pouvaient encore rester ouvertes ? L’obsession des Allemands et des autorités françaises n’était-elle pas d’abord celle de l’arrestation et de la déportation des « indésirables », les juifs étrangers ayant cherché refuge en France ?
Au cours de l’enquête, alors que je tentais justement de comprendre ce qui semble aujourd’hui impensable (que des Juifs aient pu prier au vu et au su de tous au cœur de l’Occupation, au cœur de ces années de rafles et de destruction), j’ai découvert deux faits historiques peu connus. Le premier, c’est que les Allemands, et Vichy dans leur sillage (bien qu’il y ait eu des désaccords sur ce point entre Hitler et Pétain), ont inventé et maintenu une distinction, ignoble d’ailleurs, entre les juifs « étrangers » qui n’avaient pas la nationalité française, mais étaient immigrés, souvent apatrides d’ailleurs, et les juifs qui avaient la nationalité française. Ces derniers n’étaient pas, en tout cas au début de la guerre, visés par les rafles. Il faudrait plutôt dire : ils n’étaient pas les premiers visés. Pétain a d’ailleurs tenté d’exprimer son désaccord face aux injonctions allemandes, sentant sur ce point un profond désaccord de l’opinion publique, pour qu’ils ne subissent pas le même traitement. L’autre fait historique, que j’ai appréhendé grâce au travail de l’historien Jacques Semelin, est une conséquence du premier : les juifs français, dans leur grande majorité, ont survécu à la Shoah. Ils ont continué à vivre, même s’ils se sont retrouvés opprimés, menacés, paupérisés, exclus. L’introduction du livre de Jacques Semelin s’appelle « l’énigme des 75% ». Il pose cette question, qui est devenue la mienne à travers la trajectoire de mon arrière-grand-père : « Quelque 75% des Juifs de France ont survécu. Mais pourquoi donc ce taux élevé, admis par les historiens, est-il si peu connu et reconnu ? » (Jacques Semelin, La survie des Juifs en France, CNRS éditions, 2018). Nous revenons au tabou que j’évoquais plus haut. Notons bien que Jacques Semelin emploie le terme de survie : ce n’est pas de vie qu’il s’agit, c’est tout autre chose.
La mémoire de la Shoah s’éloigne des plus jeunes. Comment la leur présenter ?
C’est une question difficile. Il nous faut bien l’affronter. Il y a des professeurs, des formateurs qui sont d’un engagement admirable sur ces questions, je pense notamment à Iannis Roder, qui enseigne à Saint Denis et porte les projets pédagogiques du Mémorial de la Shoah. Mon sentiment, très personnel, est que le problème qui se pose dans la transmission, dans l’enseignement de la Shoah aujourd’hui, ne porte pas seulement sur la Shoah. Il porte sur le judaïsme, plus largement : je suis favorable (mais peut-être est-ce naïf de ma part ?) à ce que l’on enseigne davantage l’histoire du judaïsme, l’histoire des Juifs – afin que les élèves en entendent parler autrement que par les deux biais que l’on trouve aujourd’hui dans les manuels scolaires, c’est-à-dire l’affaire Dreyfus, et la Shoah. Ce biais est alors utilisé et manipulé par des personnalités comme Dieudonné ou Alain Soral, qui jouent sur l’idée d’une « victimisation », et même, ce qui est encore plus ignoble, d’une « compétition victimaire », en opposant l’enseignement de l’esclavage à celui de la Shoah. Il faut les combattre, avec acharnement, il faut leur répondre : et je crois, personnellement, qu’il faut le faire en parlant aussi de la pensée juive, de sa singularité, de la façon dont elle est d’abord, comme je le disais tout à l’heure, une pensée de l’étranger, de l’autre. Pourquoi ne parler des Juifs que lorsqu’il y a de l’antisémitisme ?
Percevez-vous en France de nouveau une montée de l’antisémitisme ou est-elle selon vous une sorte de constante de la France moisie à travers les siècles ? Comment y réagissez-vous ?
Je vois cela comme une constante, et l’histoire nous le rappelle. La façon dont cette histoire demeure comme une plaie à vif aujourd’hui, nous le rappelle aussi. Mais comme toute constante, elle connaît des moments d’éveil, de recrudescence, et nous en traversons un aujourd’hui. Le spectre se réveille et grossit sous nos yeux. Ces jours-ci, le seul mot qui me vient est celui d’effroi. Je suis effrayée par la violence des actes antisémites, notamment par la violence avec laquelle les symboles sont manipulés, souillés. Dessiner une croix gammée sur le visage d’une femme qui est revenue d’Auschwitz, Simone Veil, dessiner sur un visage ; aller couper un arbre planté à la mémoire d’Ilan Halimi, trancher un arbre ; souiller des sépultures, des sépultures ; reprendre les codes nazis de la nuit de Cristal en écrivant en allemand, en jaune, Juden sur une vitrine : quelle haine peut conduire à s’en prendre à des symboles si forts ? Que faire de cet effroi ?
Vos parents, Alain Veinstein et Laure Adler, sont des écrivains et des êtres de radio. Comment faire entendre votre voix singulière ? Avez-vous d’autres idées de livres ?
Je me pose encore la question ! Lorsque je mesure combien ils sont admirés pour ce qu’ils ont fait, ou font, tantôt pour la radio, tantôt dans l’écriture, je me dis que c’est de la pure folie de ma part que d’avoir choisi d’aller par là. Mais écrire et faire de la radio sont les deux choses qui font vraiment sens pour moi, dans lesquelles je me sens vivante – alors je tente comme disait l’autre, de ne pas céder sur mon désir. Et personne ne me demande de faire la même chose, ou de le faire comme eux ! Là encore, on revient à l’histoire de la réinvention, de la réappropriation d’un héritage.
Avez-vous écrit Isaac en pensant à votre fils, né à la fin du livre, comme une façon de lui transmettre une mémoire familiale ?
J’ai commencé à écrire avant sa naissance, avant même l’idée d’avoir un enfant. Le mouvement de l’enquête elle-même n’était donc pas vraiment tourné vers lui : j’avais déjà à embrasser et à démêler les liens complexes qui se jouaient entre trois générations : d’Isaac, à nous, en passant par mon père, et ma grand-mère. J’avais l’impression que nous étions, nous, troisième génération, le bout du chemin. La naissance de mon fils m’a eue par surprise, pour ainsi dire : elle relançait, de façon bien plus aiguë, bien plus forte, la question que je croyais avoir réglée : celle d’une définition simple de mon positionnement. Juive, ou pas juive ? Qu’allais-je dire à mon fils ? Enceinte, j’avais le sentiment qu’il fallait que tout soit beau, clair, et net pour l’arrivée de cet enfant, que je n’avais plus le droit de bricoler avec mes origines. Depuis qu’il est là, je vois les choses très différemment.
Vous célébrez Marceline Loridan-Ivens, elle aussi publiée par Christophe Bataille chez Grasset. En écrivant Isaac, avez-vous eu la sensation d’une naissance par l’écriture et d’un passage de témoin ?
Oui, ça a été très troublant pour moi, car j’achevais l’écriture finale du manuscrit au moment où Marceline est morte. Quelque chose se terminait, et il y avait comme un passage de témoins (lié à mon attachement pour elle, et aussi, vous avez raison, au fait que mon texte allait paraître dans la même collection, sous le regard du même éditeur, de la même équipe). J’en étais à la fois infiniment fière, et un peu paralysée : je le vis comme une responsabilité. En rentrant des obsèques de Marceline, j’ai décidé de réécrire la fin de mon livre. Comme un envoi.
La naissance par l’écriture : c’est drôle que vous écriviez ce mot, naissance, car je n’y avais jamais pensé en ces termes jusqu’à la semaine dernière, où j’ai fait ma première signature du livre. Tous mes amis, une bonne partie de ma famille étaient venus, et il y avait vraiment une atmosphère de « célébration ». Je n’arrêtais pas de répéter, remerciant les amis qui étaient là : « j’ai l’impression que c’est mon anniversaire ! ». En rentrant, j’y ai repensé, et je me suis dit : oui, c’était un peu ton anniversaire on célébrait une forme de naissance. Je devenais écrivain, ou je jouais à l’être ; disons que je me fondais dans la peau du personnage, signant mes exemplaires, là, derrière ma petite table.
N’aimeriez-vous pas chanter ?
J’aimerais tellement chanter : mais c’est mieux pour tout le monde que ça n’aille pas plus loin.
Vous serez en 2020 commissaire d’une exposition au Mémorial de la Shoah. Qu’en est-il ?
Le Mémorial de la Shoah souhaitait monter une exposition qui marquerait l’année 2020, année des commémorations des 75 ans de la libération des camps. Il s’agira très probablement des dernières commémorations importantes en présence de témoins. Le Mémorial prépare donc cette exposition comme un temps fort, un geste important. Il y a derrière cela un engagement profond, mais aussi une question mémorielle : comment allons-nous transmettre cette histoire, en l’absence de ces « derniers » témoins qui disparaissent les uns après les autres ? Il me semble qu’il y a une première réponse, simple, à cette question : leur disparition ne signifie pas la disparition des traces. Nous avons des témoignages sous de très diverses formes, nous avons des sons, des paroles, des images, nous avons des films, des livres bien sûr, nous avons des œuvres. Qui survivent et qu’il faut faire entendre. Et nous avons, surtout, les « générations d’après », comme disait Robert Bober, qui ont à cœur de faire vivre ces traces. J’en fais partie. L’exposition devrait s’intituler La voix des témoins, car nous avons envie, avec Sophie Nagiscarde qui est en charge des activités culturelles, de construire ce parcours autour de l’idée de la voix – je crois vraiment que la voix est ce qui survit de nous avec le plus d’intensité. La voix ne connaît pas la mort.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Léa Veinstein, Isaac, Grasset, 142 pages