
« Ce qui permet de vérifier encore une fois ce que la littérature essaie de nous apprendre depuis toujours : qu’il existe une autre communauté que celle du sol ou du sang – la communauté des hommes qui se souviennent des mêmes récits. »
Lire Gérard Macé est toujours un vrai plaisir : intelligence vive, beau style, culture précise, décadrages enthousiasmants quant au microcosme germanopratin.
Sont republiés aujourd’hui en un seul volume quatre essais de nature ethnologique sous le titre savoureux Le goût de l’homme, qui n’est pas un nouvel opuscule au Mercure de France, mais la reprise d’un recueil éponyme paru en 2002 au Promeneur (Gallimard), associé au très beau texte Le livre et l’ombrelle (Le Temps qu’il fait, 2006) consacré à l’Ethiopie chrétienne.
Le goût de l’homme est d’abord une réflexion (essai 1), à partir d’une relecture du livre majeur Chronique des Indiens Guayakis, sur l’anthropophagie, la saveur de la chair humaine apparemment très proche de celle du cochon qu’on élève en Europe.
Nous sommes en 1963 avec Pierre Clastres dans la forêt du Paraguay, alors qu’un groupe d’Indiens Guayakis vient de capituler devant les Blancs.
« Ce qui prend fin avec Pierre Clastres, c’est aussi le rêve des Européens depuis la Renaissance : partir à la rencontre, non plus des sirènes et des monstres, de l’empereur de Chine ou du sultan dans son harem, mais d’une société encore « verte », comme disent les ethnographes aujourd’hui, autrement dit d’un groupe d’hommes qui n’aurait pas respiré l’air mortel de la civilisation. »
Un jour, en plein après-midi, alors que tous sont assoupis, l’anthropologue converse avec la plus âgée des Guayakis, Jygi, racontant simplement à propos d’une de ses filles défuntes qu’elle a été tout bonnement mangée.
Mis dans la confidence, le jeune chercheur devient alors un interlocuteur naturel, et tous de venir raconter leurs souvenirs, leur part de festin.
« Les Ache mangent bien leurs morts, dont ils font rôtir le cadavre sur un gril, en recueillant la graisse dont ils raffolent. Seuls les enfants sont mangés bouillis, car si on les faisait rôtir il n’y en aurait pas pour tout le monde. Or, le partage est la règle : on garde même un morceau pour les absents, pour ceux qui sont partis à la chasse et n’ont pas eu le temps de revenir avant que le corps ne pourrisse. »
Gérard Macé relève en outre qu’ici opère aussi le tabou de l’inceste, « puisqu’on ne mange pas ceux avec qui on ne ferait pas l’amour. »
Mais pourquoi manger les morts ? D’abord par goût de la chair humaine, mais aussi pour les avoir toujours avec soi dans la sépulture de l’estomac, et calmer les angoisses dues aux âmes possiblement errantes des défunts.

Traversant les siècles, l’écrivain s’interroge sur le goût du porc manifesté par les chrétiens, telle une façon de se démarquer nettement, après l’abandon de la circoncision, de l’ancienne secte juive, concluant : « Entre ceux qui mangent du porc et ceux qui n’en mangent pas, la lutte fratricide est plus féroce qu’entre ceux qui mangent leurs morts et ceux qui les enterrent. »
Avec Le livre et l’ombrelle (essai 2), nous partons du côté de Lalibela et de la fascinante Eglise éthiopienne, « plus ancienne que Rome et Byzance, puisque c’est la deuxième Eglise nationale, précédée de très peu par l’Arménie, au début du quatrième siècle. Et son histoire autonome, sa théologie particulière sont attestées par les manuscrits en guèze, lus inlassablement par un clergé qui vit encore au milieu d’un peuple illettré. »
L’Ethiopie, pays hautement civilisé, c’est le squelette de Lucy, mais aussi un territoire de déserts et de hautes montagnes qui ensorcelle le voyageur par la force de ses rites et des regards.
« Il faut rappeler sans cesse, à propos de l’Afrique, la distinction que fait Cingria entre les peuples avancés et les peuples civilisés, autrement dit entre la technique, le confort, les inventions de toutes sortes, et le progrès moral ou le raffinement des mœurs. »
En Ethiopie, l’ombrelle est pour tout le monde, mais le bâton réservé aux hommes, précise Gérard Macé, dont les pages sont ici superbes : « ces deux accessoires inégalement répartis, partout présents dans l’Ethiopie chrétienne, semblent régler le mouvement des astres et la marche le long des routes, le gardiennage des troupeaux, la prière et la lecture, peut-être même la naissance des enfants. Sans ombrelle ni bâton, les Ethiopiens se retrouvent les bras ballants, et les bras ballants il ne reste plus qu’à attendre la nuit qui tombe, ou la mort qui doit venir. »

On croirait alors lire du Nicolas Bouvier, tant le sens du mot juste, l’inventivité des images et le rythme de la phrase enchantent de manière similaire : « Sans supprimer la pesanteur ni les corvées, l’ombrelle et le bâton jouent le même rôle que le balancier pour le funambule, et donnent à chaque silhouette une allure princière, malgré le dénuement et la précarité. L’ombrelle surtout, l’ombrelle qui a besoin du bâton pour arrondir sa corolle, et pour faire la roue comme un paon, semble donner de l’équilibre sur une route mal empierrée, rude chemin de la vie où l’on peut trébucher à chaque pas. Parapluie rincé par deux mois d’averses, qui sert ensuite à se protéger du soleil, c’est une voûte céleste une peu trouée, un dôme et un toit portatifs, dont l’ombre vacille comme celle d’une toupie. »
Et pour poursuivre ceci, dont la clausule fait mouche : « L’ombrelle des femmes est le plus souvent colorée, ravaudée par endroits quand elle n’est pas faite de pièces et de morceaux ; celle des hommes plutôt noire comme une éclipse ou un astre mort, mais ce n’est pas la règle absolue : les Ethiopiens ne vivent pas pour illustrer un manuel d’ethnographie, d’autant qu’ici la nécessité fait loi. »
Hésiode en Afrique (essai 3) est ensuite une réflexion très stimulante sur la part de fiction dans la construction du discours ethnographique de l’auteur de Dieu d’eau, Marcel Griaule, grand spécialiste du pays dogon.
S’interrogeant sur la part de romance dans son œuvre, Gérard Macé découvre dans le savant, qui a travaillé à la revue d’inspiration surréaliste Documents, un aventurier, un conteur (lire Flambeurs d’hommes), homme multiple difficilement identifiable.
« Dieu d’eau est-il cette somme qui nous révèle les secrets des dieux, clés en main pourrait-on dire, puisque l’univers symbolique est dans une adéquation parfaite avec les activités humaines, du tissage aux rites funéraires en passant par les travaux des champs ? Ou est-ce le produit de l’imagination, qui s’est mise à flamber elle aussi ? »
Dans L’Afrique fantôme, Michel Leiris, qui participa à la mission en pays dogon du 28 septembre au 19 novembre 1931, a pu dire à la première personne sa honte devant la force prédatrice des Blancs déguisée en collecte scientifique.

« Griaule [qui rapproche dans son imaginaire Hésiode, Homère et la Grèce antique de l’Afrique] est un énergique meneur d’hommes, un infatigable collecteur d’objets et un redoutable interrogateur, mais c’est aussi un interprète forcené, qui refuse de connaître ses limites. D’autant plus qu’à propos des Dogons, il est animé par le zèle des convertis : s’il les aime aussi passionnément, c’est qu’il a découvert grâce à eux qu’une société africaine pouvait avoir une organisation complexe, des récits structurés, des croyances qui inspirent des pratiques précises. »
Dans son dernier essai, Le secret des dieux, Gérard Macé dresse le portrait de l’helléniste Georges Dumézil en son dernier livre, Esquisses de mythologie, écrit à plus de quatre-vingt ans, où l’on retrouve ici l’un des thèmes majeurs du Goût de l’homme : la vérité scientifique au risque de la littérature, le pouvoir des récits lorsque l’on est un savant.
Gérard Macé, Le goût de l’homme, Folio essais, 2019, 124 pages
Les éditions Le temps qu’il fait

A reblogué ceci sur DENIS LEVIEUX PHOTOGRAPHE INFOGRAPHISTE.
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