
Invité par le festival « L’œil Urbain », Jean-Christophe Béchet a produit un livre de grande beauté, très américain dans son approche de l’espace et des couleurs, sur l’identité poétique de Corbeil-Essonnes.
Frenchtown est ainsi un livre – et une exposition éponyme – d’atmosphère proche du polar, mais aussi des territoires urbains tels qu’apparaissant dans les livres de Patrick Modiano ou Jean Echenoz.
Les personnages y sont des énigmes, des silences, des passants mutiques.
Au spectateur de construire des continuités complètes, de faire dialoguer les images à l’instinct, d’inventer des suites narratives.
De Marseille à Tokyo à Corbeil-Essonnes, Jean-Christophe Béchet photographie la ville comme on invente peu à peu, en segments de rue et angles de lumières, son propre portrait intérieur.

Frenchtown, qui est un livre et une exposition, est issu d’une résidence d’artiste d’une année organisée par le Festival Photographique « L’œil Urbain » ayant lieu à Corbeil-Essonnes. Comment et avec qui avez-vous travaillé durant celle-ci ?
Comme cette résidence se déroule sur une année complète, j’ai commencé par arpenter la commune et suis allé photographier toutes ses extrémités géographiques, notamment les entrées et sorties de ville. Avant de photographier un territoire, j’ai besoin de le parcourir à pied, cela m’aide à le comprendre et à trouver un fil conducteur dans mon travail. Je travaille seul, je marche beaucoup et vite, mais je discute aussi avec les gens que je croise, je les interroge sur leur sentiment sur la ville, s’ils y sont nés, s’ils y sont heureux… J’aime cette idée de mener une enquête sur l’identité photographique d’un lieu.
L’anglicisme de votre titre fait-il référence aux Etats-Unis et à un imaginaire issu du cinéma et du polar américains ? On sait peut-être que vous êtes l’auteur d’une trilogie américaine, American animals, Petits paysages américains, Eurêka USA.
Après six mois de prises de vue, j’ai fait un premier editing, puis une série de petits tirages de lecture sur papier, près de trois cents ! Je travaille toujours comme cela. J’ai alors commencé à chercher un titre à ma série et je me suis aperçu qu’à la fois j’avais vu Corbeil-Essonnes comme une ville typiquement et fondamentalement française mais qu’en même temps mes images de Corbeil-Essonnes étaient étrangement proches de mon travail sur les Etats-Unis. J’ai beaucoup photographié aux USA, un peu partout, avec près de vingt voyages en vingt ans et j’ai publié quatre livres sur ce pays : American Puzzle en 2011 et la Trilogie que vous évoquez en 2018. Cette analogie avec mes photos américaines m’a fait penser que j’avais, peut-être, travaillé comme un auteur étranger, un anglo-saxon, qui aurait trouvé là une parfaite «French Town » avec toute sa complexité et ses ambivalences… Et à partir de ce moment-là, ce mot de « Frenchtown » ne m’a plus quitté. Je l’ai donc proposé à l’Oeil Urbain comme titre pour la restitution de ma résidence, exposition et livre. Et c’est vrai qu’il correspondait bien aussi à cette vision proche d’un roman policier que je voulais transmettre. Si j’étais cinéaste, je choisirais Corbeil-Essonnes pour tourner un polar.

Comment travaillez-vous la couleur ? Etes-vous inspiré par des grands coloristes tels que Saul Leiter et William Eggleston ?
Je fais toujours simultanément du n&b et de la couleur, avec deux appareils différents. Depuis mon premier livre en 2002, Electric Cités, je travaille ainsi, avec deux instruments. Et dans Frenchtown, il y a aussi trois photos n&b. J’aime ce dialogue et pour moi il n’y a pas de différence fondamentale entre les deux pratiques. Il n’y a pas de sujet n&b et de sujet couleur, c’est juste une question de sensibilité et de cadrage. Et en couleur, je recherche surtout des couleurs sombres, j’aime bien les appeler des « couleurs sourdes ». Quant à mes influences, j’ai consacré un livre à ce sujet aux éditions de La Martinière il y a trois ans. Cela m’a permis de faire le point et, je crois, de m’en détacher. Dans Frenchtown, je ne vois pas de lien direct avec Leiter ou Eggleston, mais je suis peut-être mauvais juge… Bien sûr, il s’agit de deux grands photographes et Eggleston, c’est certain, m’a inspiré dans mes images américaines (comme tout le monde, d’ailleurs !). Quant à Leiter, j’ai eu la chance de connaître ses images de New York en noir & blanc bien avant les couleurs et je crois que je continue à les préférer…

Etes-vous un photographe d’atmosphère ? Chaque image semble chez vous construite comme un mystère narratif.
Oui, j’aime l’idée de faire passer avec mes photos une « atmosphère », comme un musicien le fait avec une mélodie, ou un écrivain. Je me sens d’ailleurs très proche de la musique et de la littérature dans ma pratique photographique. Je ne m’intéresse pas beaucoup à la photo unique, au « cliché », ce qui compte c’est un récit, avec des échos visuels, des dialogues entre les images, et c’est en cela que l’on peut parler d’une narration, effectivement.
Quel type de littérature lisez-vous ?
C’est assez varié, beaucoup de littérature étrangère, j’aime les romans contemporains mais aussi les essais et les biographies. Mais si je devais citer un auteur français, ce serait Modiano ou Echenoz, je rêve de faire un livre avec eux ! Sinon, l’écrivain qui m’a le plus fasciné reste William Faulkner, mes photos « américaines » en sont imprégnées, bien plus que d’Eggleston, je crois…

Selon vous, qu’est-ce qu’une photo de rue réussie ? Une porte ouverte ?
Oui, on peut dire cela. Dans mes photos, il ne se passe rien ou presque, il n’y a pas d’événement décisif, ni d’actualité, de témoignage directe… Je me situe plutôt dans l’évocation, on revient à l’idée d’atmosphère ou de mélodie. J’essaie d’éviter la photo monosémique, la photo-slogan ou l’illustration qui ne dit qu’une chose, avec force et conviction. L’idée d’ouvrir une porte sur la complexité du monde contemporain, de capturer des traces, des effluves visuelles et de laisser l’interprétation « ouverte » pour le spectateur me plaît bien…
Vous écrivez dans votre livre que Corbeil-Essonnes vous est apparue comme « une ville typiquement et fondamentalement française ». Pourquoi ?
C’est une ville moyenne, cinquante mille habitants environ, où l’on ne se sent ni vraiment en Province, ni vraiment en banlieue parisienne. Il y a les cités bien sûr, notamment les Tarterêts, qui sont assez connues au rayon faits divers, mais il y a surtout de très nombreux espaces verts, des canaux qui quadrillent la ville, des petites maisons populaires et bourgeoises, trois gares RER, bref toute une France en miniature, à la fois cosmopolite et ancrée dans son histoire. Il y a aussi le fait que cette ville est née de la jonction de deux cités opposées, Corbeil et Essonnes, et qu’elle est coupée à la fois par la Nationale 7 et par la Seine, deux des axes majeurs de l’Hexagone.

Qu’est-ce que la collection Carnet / Livre, qui comporte dix numéros depuis 2008 ?
Les « Carnets » sont une série de livres, dix pour l’instant, conçus avec un éditeur « complice » qui m’a souvent accompagné, Trans Photographic Press. Il s’agissait de construire une collection originale de livres tous très différents mais de même format (24×30 cm) et avec le même nombre de pages (48). Un peu comme une collection de bande-dessinée… Pour chaque volume, je devais raconter une histoire photographique très différente, avec un défi supplémentaire : les « Carnets » pairs (2,4,6,8,10), sont constitués d’images toutes en couleur et les impairs (1,3,5,7,9) uniquement de photos noir & blanc… J’aime me donner des contraintes, cela stimule je crois la créativité. Et avec ces « Carnets », je voulais aussi un peu me plonger dans la spécificité de l’acte photographique en changeant de format, rectangulaire, carré ou panoramique, et de style de mise en page. Et montrer combien la photographie réinterprète la réalité tout en restant « collée » au réel…

Vous montrez votre travail à la Commanderie St-Jean de Corbeil-Essonnes. Comment avez-vous pensé la scénographie de votre exposition ?
Pour moi le livre et l’exposition sont deux propositions différentes et sous le même titre « Frenchtown » je ne sélectionne pas forcément les mêmes photos. Le livre n’est pas le catalogue de l’exposition, et l’exposition n’est pas la maquette du livre adaptée au mur. Loin de là, même ! La scénographie a été pensée avec Delphine Blaise et Lionel Antoni du Festival de L’œil Urbain : ils ont imaginé un jeu de grands cubes de couleurs vives pour couper en deux la grande salle de la Commanderie St Jean et donner plus de rythme à l’exposition. Ils ont eu raison, cela marche très bien, il faut venir voir ! De mon côté, j’ai choisi les photos exposées, une quarantaine et les deux formats que je voulais faire cohabiter, des tirages 75×100 cm et d’autres plus petits, des 42 x 56 cm, tous encadrés à bord perdu et sans vitre.

Vous publications sont maintenant nombreuses. Ne photographiez-vous pas toujours la même ville, énigmatique, labyrinthique, que vous soyez à Corbeil-Essonnes ou Tokyo, tel un autoportrait diffracté dans la forme des villes que vous traversez ?
Bonne question ! Tout le défi du photographe urbain est, je crois, d’être à la fois à l’écoute du terrain et de sa spécificité sociale, géographique ou culturelle et de conserver sa propre écriture photographique et sa même quête de sens. Etre cohérent sans être redondant, tel est l’enjeu. Je ne sais pas si j’ai réussi, mais pour l’instant j’ai consacré trois livres à des villes précises, et très différentes, Tokyo, Marseille et donc Corbeil-Essonnes. D’autres sont en projet… et chaque fois, je conçois mes « portraits de ville » à la fois comme des récits documentaires et comme des témoignages subjectifs écrits à la première personne. Avec, c’est vrai, une grande part d’autoportrait…
Propos recueillis par Fabien Ribéry

Jean-Christophe Béchet, Frenchtown, Le Pas du Trem, 2019 – 200 exemplaires numérotés (Prix 20 Euros et 80 Euros avec un tirage original signé. Contact : http://www.jcbechet.com)
Exposition Frenchtown à la Commanderie St-Jean de Corbeil-Essonnes (91), du 5 avril au 19 mai 2019
Jean-Christophe Béchet est représenté par la galerie Les Douches la Galerie (Paris)