« Ma seule affaire, c’est en effet d’aller par les rues pour vous persuader, jeunes et vieux, de ne vous préoccuper ni de votre corps ni de votre fortune aussi passionnément que de votre âme, pour la rendre aussi bonne que possible ; oui, ma tâche est de vous dire que la fortune ne fait pas la vertu, mais que de la vertu provient la fortune et tout ce qui est avantageux, soit aux particuliers, soit à l’Etat. » (Platon, Apologie de Socrate)
Je ne suis pas toujours convaincu par la nécessité des textes choisis pour les volumes composant la collection Le goût de… au Mercure de France.
Aussi avais-je glissé ce soir-là un peu négligemment, dans la poche arrière de mon pantalon, pour le lire durant les intermèdes d’une battle de hip-hop, Le goût de la philosophie.
Je l’ai ouvert et n’ai pas pu le lâcher, manquant même le soul train final.
Il est ordonné par Lauren Malka, fille de Salomon Malka, auteur d’une étude sur le mystérieux Monsieur Chouchani (Lattès, 1989), rabbin, talmudiste, mathématicien « aux allures de clochard, né à une date inconnue et mort dans l’anonymat le plus complet », et maître d’Emmanuel Levinas, lui-même admiré par Jacques Derrida prononçant pour son ami le 27 décembre 1995 un « à-dieu » superbe.
Echappant à l’écueil de l’exercice scolaire, Lauren Malka parvient donc à donner à ce Goût de la philosophie la saveur d’une enquête passionnante et intime, s’autorisant à employer la première personne et à associer par exemple les noms de Platon, Gilles Deleuze et Bob Dylan, « sans passer par la conscience décortiqueuse ».
Nous sommes ici en un territoire ami, où les stars de la philosophie ne sont pas intimidantes, mais saisies au présent, dans leur urgence existentielle et interrogative.
Voltaire, le 14 août 1776, dans une de ses dernières lettres à Diderot, qu’il estimait au plus haut point : « Vivez longtemps, monsieur, et puissiez-vous porter des coups mortels au monstre dont je n’ai mordu que les oreilles. »
Structuré en trois parties – « Les philosophent parlent de philosophie », « Les philosophes parlent de leurs maîtres », « Les romanciers, artistes, cinéastes aiment la philo » – cet opuscule nourrit comme un festin de prince.
Platon y célèbre Socrate à travers les paroles de son amant Alcibiade, Montaigne son frère spirituel La Boétie, Emmanuel Kant Jean-Jacques Rousseau, qui l’a rapproché du souci du peuple, Friedrich Nietzsche Arthur Schopenhauer (« simple et honnête ») et Montaigne, Albert Camus Simon Weil en sa folie de vérité, Hannah Arendt son professeur-amant-ami Martin Heidegger (« roi secret »), Simone de Beauvoir Jean-Paul Sartre (du devoir de l’écrivain d’être avant tout philosophe), Hans Jonas Hannah Arendt (« très morale mais pas du tout moraliste »).
Les extraits choisis sont souvent inattendus, et paraissent neufs quand ils ne le sont pas.
Il sont tirés pour la dernière partie de textes de René Magritte, Charlie Chaplin, Honoré de Balzac, George Sand, Marcel Proust, André Gide, André Maurois, Georges Brassens, Woody Allen.
Il y a même du Michel Houellebecq, comme toujours agaçant : « En philosophie, j’en étais à peu près resté à Nietzsche ; sur un constat d’échec, en fait. Je trouvais sa philosophie immorale et repoussante, mais sa puissance intellectuelle m’en imposait. J’aurais aimé détruire le nietzschéisme, éparpiller ses fondations, mais je ne savais pas comment faire ; intellectuellement, j’étais battu. Inutile de dire que la lecture de Schopenhauer, là aussi, a tout changé. Je ne lui en veux même plus, à ce pauvre Nietzsche ; il a eu la malchance de venir après Schopenhauer, c’est tout. »
Mais laissons cette fausse note pour la coda, écrite par Vladimir Jankélévitch : « On peut, après tout, vivre sans le je-ne-sais quoi, comme on peut vivre sans philosophie, sans musique, sans joie et sans amour. Mais pas si bien. »
Le goût de la philosophie, textes choisis et présentés par Lauren Malka, Mercure de France, 2019, 126 pages