Féminismes, concilier le combat, éros et la poésie, par Barbara Polla, essayiste, médecin, galeriste

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© Rachel Labastie

« J’aime mon corps de femme. Il mérite mieux que des porcs. Je souhaite utiliser le fait qu’il attire, impressionne, sidère parfois les hommes de manière créative. »

Barbara Polla est une femme libre : « Dois-je l’avouer ? J’aime le sexe, j’aime les hommes, et mes penchants sont hétérosexuels. Plus j’avance en âge et plus je l’aime, le sexe – et je suis bien loin d’être unique dans cette configuration : un rappel pour signifier qu’il est une vie – de femme – bien après l’arrêt des cycles reproductifs. »

Son livre, Le Nouveau Féminisme, Combats et rêves de l’ère post-Weinstein, fait du bien, parce qu’écrit sans ressentiment, sans complaisance dans la position victimaire, mais du point de vue de la puissance des femmes – qu’elle distingue avec justesse, en lectrice de Spinoza, du pouvoir -, et de ce que Julia Kristeva appelle « le génie féminin ».

Dans son texte du numéro 143 de la revue L’Infini (Gallimard, automne 2018), la psychanalyste française d’origine bulgare, déclare fermement : « Contre les tendances de ces militantismes à ignorer que la liberté se conjugue au singulier, et à enfermer toutes les femmes (comme tous les bourgeois, tous les prolétaires, tout le tiers-monde, tous les gay, etc.) dans une revendication aussi acharnée que désespérée, – c’est à la singularité de chacune que je me suis adressée, à son génie féminin. A travers la vie selon Hannah Arendt, la folie selon Melanie Klein et les mots selon Colette. »

Plus tôt dans l’article, elle confiait avec beaucoup de franchise : « A Saint-Germain-des-Prés, de jeunes et de moins jeunes Français, qui m’avaient ouvert leurs bras, pratiquaient le désir et le plaisir comme un droit absolu. J’avais rencontré Philippe Sollers, jeune écrivain du « Nouveau Nouveau Roman », salué par Mauriac et Aragon, et lié notoirement à une femme plus âgée. Entente sexuelle fulgurante, réveil de ma sensualité… il m’a fait explorer l’érotisme, et le couple est devenu un espace de pensée. La pensée comme un dialogue entre les deux sexes : n’est-ce pas l’utopie elle-même, en acte ? »

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© Shaun Gladwell

Maintenant, nous sommes dans l’ère post-Weinstein, et la liberté est, avec Barbara Polla et chacun en sa singularité débarrassée de l’esprit de vengeance, à réinventer.

Médecin aujourd’hui engagée dans l’art (directrice à Genève de la galerie Analix Forever), après un passage par la politique, l’auteure de l’audacieux Eloge de l’érection (Le Bord de l’eau, 2016) fait dans son ouvrage composé avec une belle vivacité un état des lieux des multiples féminismes s’inventant aujourd’hui, tout en questionnant l’origine de la violence faite aux femmes, mais surtout en appelant à la puissance et la joie de chacune abordée dans sa capacité de jeu, de jouissance, de désobéissance et de grâce, cherchant à concilier éros et la poésie pensés comme possibilités de résistance, de transformation, d’émancipation.

Dans leur volonté de réifier leurs proies, les « porcs » manquent bien évidemment le plus beau, le plus fort, le plus excitant, la passion pouvant se manifester par une femme, par un homme, pour le corps pleinement vivant de l’autre.

Craint-on, lorsque l’on est né mâle, la jouissance féminine, quasiment inépuisable, quand la « petite mort » nous prive temporairement de notre puissance, nous livrant peut-être à des angoisses inconscientes profondes ?

Barbara Polla, adepte du girl power, de la séduction, des jeux de rôles et de l’art du flirt, envisageant le patriarcat comme contrôle et violence (la poésie étant son antithèse), ne tranche pas, lance des pistes, des hypothèses, ouvre des portes.

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© Shaun Gladwell

Hypothèse : « On dit que les mères sont douces. Est-ce parce que la violence incomparable de l’accouchement consomme, consume, épuise bien d’autres formes de violence ? Sont-elles douces parce qu’elles ont vécu cette folie : éjecter dans la vie – et vers la mort, par conséquent – un corps qui a fait partie d’elle ? Serait-ce cela, la véritable sauvagerie maternelle dont parle Anne Dufourmantelle ? »

La joie ? « Jouir d’une sexualité qui soit une communication réciproque », et érotiser notre rapport au monde.

Au Rwanda, écrit la journaliste Céline Zund, « le plaisir féminin est le ciment du couple. Dans ce pays, le plaisir féminin est considéré comme la garantie de l’union des foyers. Le kunyaza et le gukana, deux traditions érotiques, sont transmises de génération en génération. »

Le kunyaza ? « un acte sexuel voulant que l’homme caresse le sexe de la femme à l’aide de son pénis pour « faire jaillir l’eau », et qui s’enseigne comme l’un des piliers du mariage. »

Le bonheur est aussi question de technique à apprendre, à transmettre, à parfaire.

Refusant les positions culturalistes, Barbara Polla en appelle dès lors bien évidemment à lutter contre l’excision, ce crime contre la puissance féminine.

Se souvenir ici de la belle formule de Casanova : « Jouir et faire jouir, voilà je crois toute la morale. »

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© Clare Langan

La parole des femmes s’est libérée, tous les rapports de domination peuvent être analysés, de façon dialectique, femmes et hommes se doivent de faire front ensemble pour que naissent de nouvelles Lumières.

« Je fais partie, explique-t-elle, de celles et de ceux, féministes ou non, qui considèrent avec intérêt l’hypothèse que la violence masculine est aujourd’hui essentiellement compensatoire. Compensatoire de plusieurs réalités : la perte de certains territoires qui leur étaient autrefois exclusivement réservés ; l’inversion des valeurs sociétales, avec une prééminence, nouvelle, de valeurs « féminines » ; la puissance féminine supérieure, puissance de donner la vie ; la capacité désormais acquise des femmes de donner la vie presque seules, avec sperme certes mais en l’absence potentielle du donneur. »

Barbara Polla fait aussi partie des vraies provocatrices, histoire d’agiter un peu le grand bocal des idées reçues : « Que ceux qui vénèrent la Vierge Marie me pardonnent : c’est bien elle qui a instauré le GPA. »

Pour savoir quel.le féministe vous êtes, ou pas, l’essayiste propose de braquer sa loupe analytique sur « une galaxie en expansion » : êtes-vous différencialiste et convaincu(e) que les différences biologiques entre hommes et femmes (la maternité, les cycles menstruels) priment sur le genre socialement construit ?

Etes-vous féministe pro-sexe ou prodésir (le sexe est politique, la pornographie est à repenser en fonction du plaisir et des fantasmes féminins, la prostitution indépendante doit être reconnue) ?

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© Yapci Ramos

Féministe universaliste (et pour la défense absolue de la laïcité qui lui est corrélative) ?

Féministe pro-choix (je fixe moi-même mes normes, qui sont évolutives, j’ai le droit d’hésiter) ?

Féministe intersectionnel cherchant la convergence des luttes contre toutes les discriminations sans établir de hiérarchie entre les diverses inégalités ?

Afroféministe comme, par exemple, Angela Davis ?

LGBTIQA+ (lesbienne, gay, bi, trans, intersexe, queer, a-genre, autres) ?

Féministe C (comme cougar) ?

Ecoféministe (la destruction de la nature est l’une des conséquences logiques du patriarcat) ?

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© Rachel Labastie

Féministe antispéciste (intersectionnel jusqu’à intégrer l’ensemble des vivants, et des porcs, dans une égalité de fond) ?

Art féministe ?

Féministe entrepreneurial ?

Féministe qui fait sans le dire ?

Et Barbara Polla, « féministe et masculiniste » de se décrire à travers tous ces courants avec une jolie honnêteté : « Je n’appartiens de par mes engagements à aucun des féminismes précités de manière exclusive, et à beaucoup d’entre eux. Je soutiens chacun des féministes que j’ai mentionnés, pour autant qu’il œuvre pour de plus de liberté, de libertés, pour plus de femmes, et d’hommes, et d’autres. Je suis convaincue que tout gain de liberté d’une femme est un gain de liberté pour les hommes – et un progrès pour toute démocratie digne de ce nom. »

Que son livre provoque donc le débat, et fasse naître beaucoup d’amour.

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Barbara Polla, Le Nouveau Féminisme, Combats et rêves de l’ère post-Weinstein, Odile Jacob, 2019, 270 pages

Editions Odile Jacob

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« Personnellement, je ne suis pas un modèle d’indétermination : je suis ce qu’on appelle « féminine »,, j’ai été mariée pendant trente ans malgré mon opposition théorique au mariage, j’ai quatre filles, j’aime les hommes, je suis hétérosexuelle et n’ai rien d’une vierge albanaise. »

Les images accompagnant cet article m’ont été transmises par Barbara Polla, commissaire de l’exposition MOVING WOMEN ayant lieu jusqu’au 16 mai 2019 à la Galerie Danysz, 78 rue Amelot, Paris IIIe

Le 14 mai à 19h, VIDEO FOREVER « Féminismes », avec Barbara Polla et Paul Ardenne

Galerie Danysz

Analix Forever

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Revue L’Infini, Gallimard, n°143, automne 2018, 128 pages

Site Gallimard

Dans son numéro d’octobre 2018, la revue Lignes consacre un important dossier aux puritanismes et au néo-féminisme.

A la disparition officielle de la lutte des classes, supercherie idéologique dénoncée par Michel Surya, s’est substituée une guerre nouvelle des identités prenant notamment la forme d’une guerre des sexes ou des genres : « De toute réelle politique égalitaire – internationale, nationale, sociale, sexuelle – ne restent donc plus que les séquelles morbides. »

Impossible de déconstruire la domination masculine sans questionner la structure même de la domination capitaliste.

Saleté de l’énoncé « Balance ton porc » : « On balance les porcelets contre les murs dans les abattoirs » (Surya), « Balance ! est un mot de flic. Sa logique, une logique d’indic. Porc ! c’est (entre bien d’autres emplois) l’insulte des calvinistes aux épicuriens. La propagation délatrice de la formule sur les réseaux du net est un effet de meute à la curée. » (Christian Prigent).

Véronique Bergen : « Sous couvert de secouer la chape du phallocentrisme, les vestiges et séquelles du patriarcat, d’extirper les stéréotypes relatifs aux sexes, aux genres (extirpation salutaire), sous couvert de mettre en acte une pensée déconstruisant l’habitus d’une métaphysique logophallocentrique (déconstruction dont on ne manquera pas de saluer la puissance émancipatrice), on assiste à un révisionnisme sans précédent, à une censure moralisatrice brandie par les Nouveaux Croisés. C’est peu dire que se prépare en France comme ailleurs un nouvel enfer des bibliothèques, des œuvres maudites, un bûcher réservé aux créateurs et à leurs créations marquées au fer rouge. »

Mathilde Girard : « Ce qui a lié un moment, je crois, les hommes et les femmes, et toutes les sexualités, c’était le refus d’une place assignée – position subjective, alors révolutionnaire, qui a vu les femmes passer devant les hommes, moins parce qu’on considérait qu’elles devaient compter autant qu’eux, dans les statistiques, que parce qu’elles jouissaient d’être ailleurs, de penser à autre chose, et de tirer leur force et leur autonomie de cet espace qui leur appartenait en propre, où les hommes n’entraient pas. (…) Je cherche cette femme, ces femmes qui ne refusaient pas le pouvoir aux hommes, qui laissaient le pouvoir à ceux qui voulaient le prendre – mais imposaient leur refus de le vouloir, et se tenaient, comme encore quelques-unes aujourd’hui, et peut-être plusieurs, au lieu de la puissance. En chemin, c’est sur leur solitude que les femmes ont cédé. Elles n’auraient peut-être pas dû. »

Où l’on retrouve par le terme puissance la pensée de Barbara Polla, lectrice d’Albertine Sarrazin, et publiant en 2016 chez Art & Fiction (Lausanne), Vingt-cinq os plus l’astragale :  » Il est impossible de dormir toujours seul. Et pourtant. On dort toujours seul. On mange seul, on souffre seul, on jouit seul, on meurt seul. Le rideau de chair ne se déchire qu’à quelques instants exceptionnels, quand la chair voit le ciel. En écho à cette nostalgie inextinguible, sonores, les immortels rossignols déclarent : l’amour brûle à jamais tant que la chair se languit. »

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Revue Lignes, « Puritanismes, Le néo-féminisme et la domination », éditions Lignes, octobre 2018,168 pages

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Barbara Polla, Vingt-cinq os plus l’astragale, Art & Fiction, 2016, 112 pages

Revue Lignes

On connaît la distinction devenue canonique faite par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir entre amours nécessaires et amours contingentes, ainsi que leur pacte de transparence.

J’ai eu envie, à l’occasion de cet article, de relire les entrées « Simone de Beauvoir » dans la considérable biographie de Sartre par Annie Cohen-Solal, dont Folio offre aujourd’hui une nouvelle édition accompagnée d’une préface inédite de son auteure.

Dans le premier tome de La force de l’âge (1968), la philosophe écrivait avec malice : « Avant même de définir nos relations nous leur avions tout de suite donné un nom : « C’est un mariage morganatique. » Notre couple possédait une double identité. D’ordinaire nous étions M. et Mme Organatique, des fonctionnaires pas riches, sans ambition et satisfaits de peu. Parfois… nous allions dans les cinémas des Champs-Elysées ou au dancing de La Coupole, et nous étions des milliardaires américains, M. et Mme Morgan Hattick. »

Annie Cohen-Solal : « Ce couple va devenir, pour plusieurs générations, un modèle de rechange, un rêve de complicité dans la durée, une réussite magistrale puisque, apparemment, il parvenait à concilier l’inconciliable : ses deux partenaires restaient libres, égaux et sans mensonge. Ce couple exceptionnel, comment naquit-il ? Comment se resserra-t-il ? Comment chemina-t-il ? Au-delà de tous les modèles, le petit homme et Castor parvinrent, tout en évitant le mariage, à établir un échange, un dialogue entre égaux qui dura, semble-t-il, longtemps. Ils y parvinrent, soit, mais à quel prix ? Ils y intégrèrent certains, mais avec quel statut ? Ils en rejetèrent d’autres, mais avec quels dégâts ? Simone de Beauvoir, en acceptant le pacte de liberté, en développant sa propre autonomie, en respectant celle de Sartre, allait donc le prendre au piège de ses propres exigences. »

On lira à cet égard la superbe correspondance avec son amant américain, Nelson Algren, mais aussi celle avec Jacques-Laurent Bost, en attendant la publication espérée des lettres échangées avec Claude Lanzmann.

Sartre aime « les femmes obscures et noyées » (Carnets de la drôle de guerre), telle Marie Ville rencontrée à Berlin, ou la slave Olga (lire de Beauvoir L’Invitée) – qui se mariera plus tard avec… Jacques-Laurent Bost-, entraînant dans son sillage jalousie, folie, désespoir : « Toutes ses illusions, toutes ses certitudes tombaient devant les rejets délicats et gracieux d’une jeune fille de dix-huit ans qui s’appelait Olga. »

Un trio se met en place, qui s’avère intenable.

La vie continue, c’est un roman, passionnant en ses rencontres et soubresauts mêmes.

Le féminisme dans tout cela ? L’étiquette importe peu.

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Annie Cohen-Solal, Sartre, 1905-1980, Folio, 2019, 972 pages

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Se procurer Le Nouveau Féminisme

Se procurer la revue Lignes n°57 sur les puritanismes

Se procurer Vingt-cinq os plus l’astragale

Se procurer L’infini n°143

Se procurer Sartre 1905-1980

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