« Bataille a fait de la devise du diable – Non serviam – celle de la littérature. » (Michel Surya)
Elégant, intelligent, effervescent.
Le numéro 4 des Cahiers Bataille, qui est un dictionnaire critique conçu en hommage à la revue Documents (1929-1930), est un outil de travail formidable pour comprendre et questionner un penseur et écrivain – les lire absolument ensemble – qu’on ne finit pas de redécouvrir, en témoignent les publications attendues La Besogne des images chez Filigranes, ouvrage collectif sous la direction de Léa Bismuth et Mathilde Girard faisant suite à l’exposition tripartite La Traversée des Inquiétudes ayant eu lieu à Labanque de Béthune de 2016 à 2019, et chez Macula La Ressemblance informe de Georges Didi-Huberman (chroniques évidemment à venir).
Les mots clés sont ici de tous ordres (liste non exhaustive), yoga, tête, surréaliste, révolte, poupée, part maudite, islam, impossible, fascisme, Dieu, communauté, animal, amour.
Il ne s’agit pas de traiter tous les thèmes présents dans les douze volumes des Œuvres complètes (et à compléter encore) publiés par les Editions Gallimard entre 1970 et 1988, mais d’ouvrir, en cinq mille signes et subjectivité assumée, des perspectives, des portes (ou porches sacrés), des angles de vision.
Une surprise de taille attend les lecteurs à l’entrée honte, un inédit superbe de Bataille commençant ainsi, le ton est donné : « Il y a longtemps qu’un derrière révélé hors de propos fait rire. La méditation s’attarde au scandale de Jésus en croix. Mais « le derrière qui fait rire », et dont Jésus lui-même aurait dû rire (si son humanité fut plus qu’une apparence), n’est pas un moins divin objet de scandale. Un derrière joli ou difforme et mon rire enfantin font paraître la Vérité. Si l’on parle de Vérité (si l’on philosophe) sans dire que le derrière fait rire, la philosophie est la vieille dame dont la jupe fait la dignité, mais non la jeune fille à qui on l’ôte. »
En fin de volume se trouve un entretien passionnant avec l’écrivain Michel Surya, fondateur de la revue Lignes, auteur notamment de Georges Bataille la mort à l’œuvre (Gallimard, 1992).
On peut y lire ceci, qui définit toute la pertinence d’un parcours (anti)politique en mouvement : « Mon engagement n’est sans doute plus le même, puisque c’est votre question. Ces trente dernières années l’ont changé. Je l’ai appelé « politique » longtemps, révolutionnaire même, et volontiers (définition que je me suis donnée vite, peut-être un peu légèrement – après tout, la révolution exige plus que la pensée, elle appelle l’action), et je l’appellerai aujourd’hui : antipolitique. Antipolitique en ce sens que, tout au plus, je ne nous crois plus, maintenant mais peut-être momentanément, capable d’autre chose que de nuire au système de domination et d’exploitation (pas de le renverser). Désormais, je suis beaucoup plus proche, que tout le temps où j’ai composé avec les possibilité douteuses de la politique, de mes origines anarchistes. Ce sont elles en tout cas que je suis de plus en plus résolu de faire valoir ; mais ni seul ni à l’écart – avec mes amis et avec Lignes. Avec mes livres, mes livres « antipolitiques » en outre. » (pensée à mettre en tension avec ce qui s’énonce aussi de fondamental dans Tout est accompli, le tiers livre des Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz chez Grasset – j’en parlerai).
Monika Marczuk & Nicola Apicella justifient ainsi la tonalité générale de leur beau travail : « Enfin, le principe qui guidait notre entreprise consistait à considérer la fidélité à Bataille comme secondaire en regard de la fidélité de chaque auteur à lui-même. L’idée qui soutient ce principe étant la suivante : plus nos propos sont sincères, alignés avec nos pensées et nos actes, plus notre esprit s’approche de celui de Bataille ; plus notre pensée est sous influence de ses textes, plus elle perd en force et en pertinence. »
Monika Marczuk écrivant dans une chronique concernant L’Art de la Faute selon Georges Bataille (Editions Lignes, 2017), de Mathilde Girard : « Il pourrait être utile d’affirmer que c’est aux femmes elles-mêmes de briser cette altérité sainte et innocente. A nous autres femmes de prendre la parole, d’écrire une nouvelle Madame Edwarda qui serait la nôtre, d’assumer notre sexualité, serait-elle débridée ou atrophiée, et de cesser de se voir comme des folles et victimes. Il est en effet probable que Bataille s’inspirait dans ses écrits des rapports intimes qu’il a entretenus avec les femmes, voire de leurs comportements sexuels. Mais premièrement, il n’a jamais, semble-t-il, monopolisé le droit à écrire fidèlement à soi ; deuxièmement son œuvre peut concerner tout un chacun, indifféremment masculin ou féminin, en dépassant ainsi les différences sexuelles : solitude, séparation, absence de communication comme condition fondamentale de tout un être humain. »
Ceci étant dit – et pouvant être soumis à discussion-, entrons maintenant dans les mots, et la saveur des analyses.
Amour, Louise Robin : « L’amour est une séparation. »
Athéologie, Chunning Wang : « Dieu est mort, le champ du sacré s’est rouvert, il revient à l’homme d’oser être ce qu’il est, cet animal sacré. »
Georges Bataille, Monica Marczuk (je coupe, tranche, fait crisser les pneus) : Ecole des Chartres, Madrid, Nietzsche, Dionysos, Dr Borel, Kierkegaard, Maurice Blanchot, Vézelay, Hegel.
Bataille (nom commun) (2), Michel Surya : « Bataille vient à très peu près entre « bât » et « bâtard ». (…) Le Bas-taille, le très bas (-taille) même, anticipant si l’on veut (s’en séparant par le fait ou par définition) le très haut dont son ami Blanchot fait le titre d’un de ses livres. »
Bonheur, Francis Marmande, citant Le Coupable (1943) : « Je deviens fuite immense hors de moi-même, comme si ma vie s’écoulait en fleuves lents à travers l’encre du ciel. Je ne suis plus alors moi-même, mais ce qui est issu de moi atteint et ferme dans son étreinte, une présence sans bornes, elle-même semblable à la perte de moi-même. » (y entendez-vous comme moi Le bateau ivre d’Arthur Rimbaud ?)
Coupable, Mathilde Girard : « Le petit : nom du livre, de l’enfant, de la fente du cul. Je suis entrée par là. J’ai mis le doigt dans le trou et la nuit a pris l’épaisseur d’un souvenir d’enfance. J’ai ouvert la trappe qui mène à la cave, il m’a pris par la main et j’ai accepté de le suivre. Je ne sais qui est l’enfant : le lecteur ou celui qui écrit. Les rôles se sont inversés. Ceux de l’enfant et de l’écrivain, ceux de l’homme et de la femme. Ils cèdent l’un l’autre devant l’évidence d’une scène qui reproduit ses images dans une expérience infinie où l’amour rencontre la mort dans le parfum de merde du péché. »
Dépense, Pascale Fautrier (brillante) : « Il y a chez Bataille une érotique de la dépense, une économie de la dépense, une bio-cosmologie de la dépense et enfin une athéologie de la dépense. Il définit cette notion dès avant la Seconde Guerre mondiale, dans un article, « La notion de dépense », publié en janvier 1933 dans le septième numéro de La Critique sociale comme cette part de l’activité humaine qui n’a pas pour fin la continuation de la vie et la production des fins utiles à cette fin : « le luxe, les deuils, les guerres, les cultes, les constructions de monuments somptuaires, les jeux, les spectacles, les arts, l’activité sexuelle perverse (c’est-à-dire détournée de la finalité génitale) ». d’anthropologique en son origine (la description par Mauss d’une forme archaïque de l’échange, la surenchère du don et du contre-don), la notion de dépense improductive acquiert une ampleur cosmologique : elle est un mouvement général et universel de consumation à perte, dont le modèle est l’énergie solaire – ce qui ne signifie pas que le soleil en est « l’origine ». »
Edwarda, Louise Robin : « Nom d’une femme qui – depuis la publication en 1941 (antidaté de 1937) de Madame Edwarda de Pierre Angélique aux Editions du Solitaire – est devenu un concept à part entière. Edwarda est une fille publique. Le titre « Madame » lui confère la grandeur dont celui de « prostituée » est dépourvu. Contrairement à d’autres noms de Dieu – tels la Sainte Trinité, Yahvé, Elohim ou Adonaï – Edwarda semble celui de son absence. Et si l’absence de Dieu n’était pas moins divine que Dieu lui-même ? »
Erotisme, John Jefferson Selve (parfait) : « Georges Bataille, dans sa haine sans fin de la bourgeoisie, ne cessera de pourfendre ce qui fige une société : de la suppression des sensations et de l’assèchement du langage jusqu’à l’ataraxie citoyenne. L’érotisme apparaît toujours pour Bataille comme une attaque dirigée contre le contrat social post industriel et la normalisation économique et sociétale qui en découlent. Bataille est à la recherche des convulsions, des dissipations et des dépenses propres à saper l’ordre moral jusqu’à la perte de connaissance. L’érotisme est la nervure d’une dépense somptuaire ainsi que le souffle de notre part maudite. C’est là le fond des mondes et l’informe qui balaient toute l’hétérogénéité de son œuvre. »
Expérience intérieure, Muriel Pic (lectrice de Yannick Haenel et auteure d’une réflexion remarquable sur Le sang des bêtes de Franju) : « Rien de plus fou que la raison qui conduit les hommes à l’abattoir et parvient à leur faire accepter un destin où leur mort est programmée par avance. Dégager son destin de celui de la guerre, ce sera éprouver le fait d’exister à l’instant du danger, au moment où sont jetés les dés, où la chance d’avoir encore un avenir est possible. L’expérience intérieure tourne le dos à la raison, n’a de raison d’être que dans « l’ignorance de l’avenir. »
Mal, Mehdi Belhaj Kacem : « On peut avancer sans risque de se tromper que la catégorie de Mal constitue le concept central de la pensée de Georges Bataille. Pensée, et non « philosophie ». La philosophie ne s’occupe que du Bien. Comme le dira l’un des plus stricts continuateurs récents de Bataille, Michel Surya, dans L’Imprécation littéraire : « La philosophie fuit ce qui fait honte ». »
Masque, Ferdinand Gouzon (respirez bien) : « Je me souviens d’une après-midi du mois de mai, à Paris, le long du boulevard Diderot. J’étais au cœur de ce qu’on a alors appelé le « cortège de tête ». peu importe les revendications politiques qui étaient l’enjeu de la manifestation ce jour-là. Ce n’est pas cela qui m’intéresse. Mais plutôt l’instant gravé à tout jamais dans une mémoire où chacun, comme si un mot d’ordre invisible s’était répandu magiquement dans la foule, s’est mis à se masquer, à se camoufler, phénomène accompagné dans le même temps d’une montée graduelle et épiphanique de la violence et de la destruction partout autour de moi. Ce jour-là, j’assistai, effaré, à une pure fêlure de l’instant. Une déchirure dans le temps. Et cette métamorphose insensée ressemblait à une danse vénéneuse, à une cérémonie vaudou, à un délire expiatoire, à la possibilité d’une expérience directement vécue, non médiatisée par quoi que ce soit. Abris bus pulvérisés, barrières de métal fracassées contre les vitrines, façades des immeubles entamées à coups de marteau, inscriptions et hiéroglyphes partout sur les murs tagués à la bombe, ballet de gens masqués courant partout à des vitesses folles, voitures fracassées, et ces centaines de masques improvisés composés de foulards, de capuches, de lunettes de ski ou de protection, de masques à gaz, de casques de moto étaient comme l’irruption d’une beauté convulsive, de cette « vraie poésie [qui est en dehors des lois] (III, 218) dont parlait Georges Bataille. Et je ne peux m’empêcher, repensant à cette scène inoubliable, d’imaginer son fantôme égaré au milieu de cette foule terrible avec ses seuls yeux bleu gris et pâles souriant sous son masque en irradiant d’une lumière inquiète ce surgissement épiphanique et déchirant du chaos. »
Matérialisme, Patrice Maniglier : « Bataille met peut-être trop vite « la science » du côté du sensé, de l’autorité, alors que le savoir scientifique souvent interrompt le sens au lieu d’en ajouter. Comme le disait Cantor en découvrant les infinis non dénombrables : « je le vois, mais je ne le crois pas ». La science est peut-être aussi obscène, aussi insensée, que le sexe et le rire. »
Non-savoir, Jacques Nassif : « Il faut entendre le non-savoir chez Bataille comme un verbe, et non comme un substantif, ce à quoi cet effort pour s’abstenir de savoir doit tendre étant d’atteindre le but si nécessaire de préserver la part de « l’inconnu », et qui doit le rester entre les êtres qui se rencontrent et qui se parlent, pour continuer à se découvrir sans se lasser, ou pour éviter de tomber dans la détestation qu’entraîne le bien-connu. »
Nudité, Yannick Haenel : « Bataille n’est pas un noceur, encore moins un jouisseur : s’il lui arrive, la tête écrasée sous la pointe d’un talon aiguille, d’accéder à sa jouissance, la perversion qui anime son expérience tout entière – et en premier lieu sa révolte athéologique contre toute restriction – affole la régulation libidinale et fait dévier l’idée même de plaisir : il y a chez Bataille une scène, pas nécessairement écrite, mais permanente, et qui gémit entre les phrases de ses livres, où la nudité, en se convulsant, invite à entrer dans l’innommable. »
Nuit, Frederika Amalia Finkelstein : « La nuit, c’est le silence. La vérité, c’est le silence. Ce qui parle n’existe pas. Ce qui existe ne dit rien : le dit avec précision. Les yeux de Georges Bataille semblent troués par un éclat de foudre. On y devine leur endurance sauvage aux éblouissements. Je n’ai jamais lu Bataille de jour : je l’ai rencontré au cœur d’une nuit interminable. Ensuite, seulement dans les heures vides, avant l’aube, a perduré ma lecture. Cette rencontre insolente a pris la forme de ses mots : « Quelle aurore se lève en moi ? Quelle inconcevable lumière ? » (III, 132) – une aurore nietzschéenne, parsemée de traces des dieux absents. La nuit de Bataille n’a rien d’obscur : elle lève le voile, rebat les cartes. Elle oblige qui l’arpente à une force insensée : soutenir la vision d’un dangereux soleil – frôler le saccage de soi par l’obsession du dénouement. »
Petit, Elodie Petit : « Ce qu’elle voulait, sa peau tendue vers moi, désolée de sueur, sa cambrure parfaite et bourgeoise. Elle voulait que je lui prenne le cul par derrière ou rien, violentée, humiliée, souillée. Il fallait la remettre à sa place, cuisses immenses, son incapacité à donner. Rien, pire qu’un homme, une fois qu’elle avait joui, tout prenait fin. Fin de la délicatesse, fin du spectacle, faim de mon corps jamais rassasié de cyprine et foutre. »
Vérité, Philippe Forest : « En effet : « Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ? » (III, 381) »
Violence, Lola Hamon : « Mais si la sexualité violente est aussi importante dans l’œuvre de Georges Bataille, ce n’est pas seulement pour le plaisir qu’elle procure. Les hommes, en s’associant, en se déchaînant entre eux, concurrencent la troisième instance de la violence, du sexe et de la mort : Le Soleil. Le Soleil est « la conception la plus élevée » dit Bataille dans un article intitulé « Soleil pourri ». Ce Soleil, intouchable, que l’homme ne peut regarder sans détourner les yeux, ne peut qu’apercevoir, est à rapprocher de l’image de Dieu, d’une divinité supérieure capable de vivre à des hauteurs et dans des dimensions inaccessibles à l’homme. C’est le Soleil, que l’homme entrevoit dans la jouissance – « le soleil fixé s’identifie à l’éjaculation mentale » (I, 231). C’est le Soleil, qui menace l’homme dans le ciel – son éclat est « emprunté à la mort » (II, 46). C’est sa violence, enfin, sa « violence lumineuse, verge ignoble » (I, 86), que l’homme sent, impuissant, dirigé contre lui. Le Soleil représente le verre impossible à briser, le geste violent qui ne finit jamais. Tout ce qui tend vers lui finit toujours par retomber : les fleurs, les érections, les hommes debout, Icare. »
Alors voilà, un oui quasi absolu à Bataille, mais un autre oui tout aussi solaire, peut-être plus inattendu dans le champ intellectuel actuel, à Henry Miller.
Je propose maintenant que les passeurs français les lisent de concert.
Pan dans l’anus.
Cahiers Bataille 4, Editions Les Cahiers, 2019, 304 pages
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