
Que se passe-t-il pour qu’un photographe tel que Jehsong Baak, dont on perçoit immédiatement la puissance visuelle et la radicalité de la quête intime, ne soit pas plus souvent exposé, édité, cité, alors que tant de travaux mineurs occupent les cimaises et les esprits ?
Paris Photo l’a célébré en 2011, parfait, mais depuis ?

Je le découvre avec deux livres, qui m’éblouissent.
Le premier, Là ou ailleurs (2006), est édité, excusez du peu, chez l’éditeur français de Robert Frank et de Josef Koudelka, Robert Delpire, le deuxième, One last goodbye (2016), son troisième livre publié, qui est plus dur, plus tourmenté, plus interrogatif encore, chez Wonderlust Press.
D’origine coréenne, ayant grandi aux Etats-Unis, Jehsong Baak vit depuis de longues années en France, pour avoir lu et relu dès six ans Les Misérables.

Son enfance fut à la Dickens, mais peu importe quand le destin est d’évidence spirituel, mené du plus profond de la solitude, de l’abandon, et de la déchirure de l’amour.
Le titre de son premier livre dit tout, entre les racines brisées et l’exil, le visible et l’invisible, la vie intérieure et l’espace des rues, l’errance et les obsessions fixes.
La vie se déroule au noir & blanc argentique, qui lui donne une forme dans le chaos des jours vécus sur le fil tendu entre force et vulnérabilité.

Le passeur considérable Alain Jouffroy le présente ainsi : « Discret, extrêmement discret, il passe, il passe entre les passants des rues et les façades. Non, il ne s’y cache pas, on ne peut pas dire qu’il cherche à tout prix l’incognito, l’invisibilité. Il passe mais ne disparaît pas. Ou s’il disparaît, c’est pour apparaître bientôt ailleurs, où il continue de passer, tout aussi discrètement. C’est un grand passant, extrêmement délicat, qui ne veut pas, surtout pas, déranger quiconque, bousculer ou changer quoi que ce soit sur son passage. »

Au commencement était la lumière, terrible, aveuglante, nourricière.
Au commencement était un cri, une extension, jusqu’à ce que la nuque se courbe et qu’il faille vivre dans la poussière des choses, avec notre propre fantôme.
Au commencement étaient les yeux fermés, peu à peu décollés de l’amniotique, un petit être cherchant à tâtons le téton qui le comblera.


Les photographies de Jehsong Baak sont ainsi des chemins de nuits, caressant la peau du monde comme on aime le corps d’une femme.
Elles ne masquent rien de l’âpreté de l’existence et de la chute des corps, mais elles le font avec délicatesse, fraternité, possibilité de grâce.
Lecteur mon frère, ma sœur jumelle, prépare-toi ici à pénétrer au Royaume des Ombres, dans ce territoire étrange où les rêves de l’enfant grandi très vite n’ont pas été remplacés par les cauchemars de l’adulte grandi trop tôt.

Il n’est pas évident d’apparaître, il n’est pas évident d’aimer, il n’est pas évident de retirer pour la première fois la robe d’une femme qu’on désire et de se mettre à nu devant elle, devant des milliers d’années de nuit sexuelle.
Voici un ange endormi sur un canapé, ne le réveillez surtout pas.
Dans les volutes d’une fumée apparaît un fantôme, sorte de Socrate bouffon, entre Zeus, Dieu et Gargantua.

Jehsong Baak observe son visage (One last goodbye), découvre le regard d’un adolescent fou, d’un Indien, d’un dépossédé, d’un Christ mexicain.

Le vagabond là-bas pourrait être lui, mais les femmes l’ont quelquefois, souvent, élu, qui l’ont sauvé temporairement et ont fait de leurs collants un doux filet de rétiaire.
L’appareil de vision se rapproche de la peau, des mains, de la bouche, du torse, du crâne.
L’homme s’affole, perd la raison, c’est Apocalypse Now tous les jours, et c’est la rédemption par l’art tous les jours.
L’éternel est grand, le karma puissant, la jeunesse est devant soi, cours-y vite camarade pour échapper à la camarde.

Retrouve vite ton studio de travail, comme Saul Leiter invitant dans sa chambre ses belles amies, respirant à fond leur nudité afin de ne plus dépendre de la guerre des sexes.

Paris est un autre New York, une autre ville monde, un port franc impitoyable où accueillir l’humanité entière.
Qu’il soit à Amsterdam, Stockholm, Rome, Séoul ou Chicago, Jehsong Baak traverse le monde depuis un point d’irrémédiable absence.


Son regard célèbre ce qu’il y a de plus beau en l’homme : ses doutes, ses désirs, ses sommeils, ses rêves d’alliance fondamentale, la beauté des corps, des êtres et des choses irréductibles.
Nous prenons des coups, la pesanteur nous écrase, nos visages se déforment, nous perdons nos amis, et Jehsong Baak nous rappelle qu’il faut continuer à tendre fermement la main dans l’incertain.
Jehsong Baak, Là ou ailleurs, texte d’Alain Jouffroy, Delpire Editeur, 2006, 120 pages
Jehsong Baak, One last goodbye, textes de Holly Roussell et Roger Ballen, Wonderlust Press, 2016, 128 pages

Bonjour,
Du 14 au 19 mai, j’aurai l’occasion d’exposer mes photographies et poèmes, à la galerie L’œil du huit (8 rue Milton, Paris 9e). Le vernissage est prévu le jeudi 16 mai, à partir de 18h30, j’aime beaucoup vos articles, j’espère y faire votre rencontre.
Bien à vous,
Marine
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