Ensemble, alléger notre fardeau, par Mathieu Riboulet, écrivain

 

Apotres_Maitre-Salomon-ou-Ribera_Mattias« Car nous sommes dans un temps d’attentat, de violence, de respirations courtes, d’hébétudes transitoires, de confusions profuses, un temps de crépuscule, car nous sommes dans des villes hantées par des fantômes, hantées par des mendiants, et quand les uns nous parlent nous entendons les autres, nous tendons des aumônes, nous ramassons des balles, nous allons et venons, traînant des corps lassés, la question de la mort nous cerne en maints endroits et nous ne savons trop où poser nos fardeaux. »

Les amis de Mathieu Riboulet sont nombreux.

Les réunit une même conscience de la vulnérabilité du vivant et l’inouï des corps assemblés, de l’écriture comme chemin de solitude et force de vérité.

Mort en 2018 à cinquante-huit ans, Mathieu Riboulet reste très vivant, comme un allié de fond au-delà de la mort.

Au café Le Rostand, près du jardin du Luxembourg, où nous nous étions rencontrés, nous nous étions fait cette promesse : traverser les difficultés de la vie en formant une sorte d’arche d’alliance permettant de ne pas désespérer complétement de l’humaine condition.

La publication posthume de son dernier texte inédit, Les Portes de Thèbes, Eclats de l’année deux mille quinze, est une chance de le retrouver encore, en langue, en émotions de vie, et de le faire connaître aux plus proches de nos frères et sœurs, de nos amantes et amants, ne l’ayant pas encore lu.

A quel âge meurt-on chez vous, dans vos familles ? Y a-t-il une deadline familiale, une malédiction ?

Mathieu Riboulet n’est pas un écrivain en chambre ou robe de nuit, liant inlassablement le quotidien, la politique, le mythe et les extases possibles.

Un aigle plane sur nos vies, sur nos rues, sur la société, sur nos enfants, dans notre crâne.

Diagnostic d’un cancer du foie, diagnostic d’une explosion de haine en France, force et récurrence des dates, 1914, 1991 (début de la guerre en ex-Yougoslavie), 2015 (Paris).

Il faut ouvrir l’Histoire, ouvrir le corps (chirurgie), ouvrir l’écriture, ouvrir la peau à la peau de l’autre.

« Car nous sommes dans un temps où nos corps déliés s’aiment, après qu’ils ont enfin abaissé leurs défenses, apaisé leurs terreurs et brisé les carcans qui les ont si longtemps maintenus prisonniers, à la merci des maîtres, seigneurs, gens d’armes et de foi, la sainte trinité des oppressions du corps ; car nous sommes dans un temps où nous pouvons choisir ceux qui viendront en nous, ceux qui nous ouvriront, un temps si bref hélas, si fragile et si doux que tout à la surprise d’y être de plain-pied nous n’avons pas songé qu’il faudrait les défendre, et qu’à fendre, là, en face, ils s’y entendaient bien, qu’après avoir battu monnaie, coulpe et fendu le fer ils n’hésiteraient pas, pour reprendre la main, à nous broyer d’un geste. Car ils ont le pouvoir et ce sont gens de haine. »

La phrase est ample, lyrique, elle a ses tours et ses détours, c’est un fleuve, un lit où l’on est bien, avec François Villon et toute la littérature.

On torture, on bombarde, on éventre, sous l’œil glacé de « la communauté internationale du crime ».

Dépeçage du Proche-Orient, dépeçage de l’Europe, dépeçage des corps.

« Ils sont venus nous tuer et pourtant ce sont bien des gens de la maison. »

On pourrait faire l’amour, ils font l’amort, le sexe bandant comme une Kalachnikov.

Ils sont ivres, égarés, déchus, et font pleurer le ventre de leurs mères, faisant exploser leur vagin quand explose leur cervelle.

Ils ne viennent pas de nulle part, mais de Thèbes, de la nuit, des tragédies de l’Histoire, des décisions sur le salut et la damnation prises dans les bureaux des ambassades.

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Proche-Orient, 1916 : on se partage un gâteau rempli de lames de rasoir.

« Es-tu frappé, Hicham, en marchant dans les rues de Thèbes dévastée, en traversant Paris où tu t’en vas, gaiement, répandre la terreur, du même étonnement que moi qui vois venir ma mort ? Toi qui es déjà mort, apprends-moi ce qu’on fait pour mourir, ce qu’il faut de sanglots, d’énergie, de courage, pour porter ça en soi et ne pas s’amoindrir?»

S’allonger sur une table d’opération, allonger un amant sur une table de salon, allonger ce qu’il reste d’un corps dans une tombe.

En 467 avant Jésus-Christ, Eschyle met en mots une guerre fratricide.

Dans le corps d’un écrivain se joue une autre lutte, à coups de traitements chimiques, pour atteindre « au lance-flammes » une tumeur.

« Je ne sais ce qui m’atteint le plus, être malade ou être soigné, mais je fais le constat que la violence médicale est une forme de la violence du monde. »

Et comment ne pas tomber malade quand tant tombent à chaque instant, dans les jardins, dans les maisons, dans les rues, dans les caves ?

Le plus grand scandale ? « Donner à l’ennemi de classe, de guerre ou du moment, à l’ennemi déclaré, son cul sa bouche son corps et sa force d’aimer – ô vous que j’ai étreints et qui m’aurez tué. »

Réconcilier les pères sachant aimer les hommes et les fils puritains, mortifères, assassins.

« Le salut nous viendra, qui sait ? de la pornographie – un des endroits où l’on s’attend le moins à le voir surgir. De la pornographie arabe – pas seulement elle, mais elle aussi. Majestueuse, subtile, de très ancien renom, nerveuse et inventive, dans sa diffusion hors de quelques cercles restreints, comme ceux que nous avons formés, vos pères et moi, dans les replis ombreux des grands jardins de Thèbes où nous nous livrions aux plus roboratifs des désordres possibles… »

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Mathieu Riboulet, Les Portes de Thèbes, Eclats de l’année deux mille quinze, éditions Verdier, 2020, 78 pages

Les éditions Verdier ont, conjointement à la parution de son œuvre ultime, la bonne idée de recueillir dans un volume de grande densité sensible des témoignages et analyses fraternelles d’écrivains concernant la personne et l’écriture de Mathieu Riboulet, suivi d’un texte d’icelui publié en juin 2010 dans La revue Monstre intitulé A Contretemps, décidément.

Gwenaëlle Aubry : « A l’alliage commun, pauvre, et si présent dans le champ contemporain, du sentiment et de l’opinion, il en substitue un autre, précieux, et pérenne: celui du sexe et de la pensée. »

Paul Audi à propos de Entre les deux il n’y a rien (Verdier, 2015) : « Ce qu’il faut, en d’autres termes, c’est être présent au présent, répondre à l’événement, se saisir de la surprise – en un mot, demeurer vigilant à l’endroit de ce à quoi l’on ne s’attend jamais. Il faut donc être disposé à tout et ne s’attendre à rien, afin que la possibilité à la réalisation de laquelle on aspire soit bien celle qui prend à la fois sa mesure et son essor dans le miraculeux, dans cet impossible-et-pourtant-là qui accompagne l’affirmation de la liberté, quand elle a lieu. »

Patrick Boucheron, narrant un voyage à Milan, et l’arrêt, ensemble, devant le marbre de la Pietà Rondanini de Michel-Ange au Castello sforzesco, citant son ami : « Je dois à Anna Maria Ortese de savoir désormais déceler le frémissement du rideau juste avant qu’il se déchire. »

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Jean-Louis Comolli, à propos de Avec Bastien (Verdier, 2010) : « L’ouvert, corps et cœur, traverse le texte de Riboulet, il en est le ressort. Le désir, cette vrille qui fait sauter les freins. Mais les séances de violence sexuelle à quoi se livre Bastien, dans une mise en corps masculine et sauvage, ces séances sont filmées. Bastien est aussi un acteur de films pornos homo à caractère sado-maso. Le narrateur est ce spectateur qui jouit de voir Bastien dominé sur un écran, et tout aussitôt après, si ce n’est pendant, exalté, triomphant, démesuré dans cette situation même d’être envahi, tordu, déchiré par ceux qui jouissent de lui et le font jouir. »

Maylis de Kerangal : « Sa langue fait venir en elle des images, elle dialogue avec la peinture, la photographie, le cinéma. Avec la danse aussi. Et sans doute que l’un des plus beaux souvenirs que je garde de Mathieu est celui de l’avoir vu danser. »

Martin Hervé : « C’est la blessure, aurait pu dire Jean Genet, autour de laquelle il rôde comme le loup, encore stupéfait par l’immobilité de sa proie dont il pressent pourtant qu’elle se dérobera à lui le moment venu. Comment ne pas s’affoler lorsqu’on se met à rechercher ce lieu-dit sans adresse, insituable et cependant à réinventer comme on l’espère, à chaque fois, dans l’homme, et qui le fait homme justement, en ce point, là, précisément incertain, tapi en revers du sexe, au fin fond des inaperçus de l’incarnation?»

Michel Jullien (Mathieu lisant) : « Malgré la pleine lumière Mathieu lisait dans une impression de soir, avec une acoustique dénuée de recherche bien qu’aucun de l’assemblée n’eût à tendre l’ouïe, jusqu’aux plus décentrés. »

Marie-Hélène Lafon : « Tendre. – Tendre la phrase. Un geste politique. Un geste poétique. Je l’ai déjà dit, j’insiste. Tendre, éperdument, dans tous les sens, et pour les siècles des siècles. Nuques fraîches, épaules nues, et pivoines à cœur. »

Marielle Macé, à propos de Prendre dates (Verdier, 2015 – avec Patrick Boucheron) et Nous campons sur les rives (Verdier, 2018) : « Et en effet Mathieu Riboulet, depuis sa non-vie, depuis ce rien, prend soin de nous et attend quelque chose – quelque chose de nous, de ceux qui pourraient faire un « nous », et quelque chose du monde. »

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Jean-Claude Milner (texte d’importance concernant la belle langue) : « Il a médité sur l’implacable logique de Céline : si ne vaut que ce qui ne peut ni s’apprendre ni s’enseigner, alors il faut, pour être écrivain, se vouloir le premier, le premier pour toujours, mais du même coup, aussi, le dernier. »

Simone Perez, partageant la passion commune de l’œuvre de la Napolitaine Anna Maria Ortese : « L’un et l’autre étaient accoutumés à parler aux fantômes ! »

Christophe Pradeau : « Le protocole est invariable, incessamment reconduit, de livre en livre, mais à chaque fois un peu différent. Quelqu’un prend la parole, une voix masculine s’impose, qui pourrait être celle de l’auteur, mais ne l’est pas, celle peut-être d’un double – anonyme le plus souvent, mais il répond parfois au prénom de Paul – et cette voix finit par dire son « amour des garçons », le désir avec lequel il lui faut composer, qui trouve parfois à se formuler ainsi, d’une formule qui n’en a qu’en apparence valeur d’euphémisme ‘toucher le corps d’un garçon’. »

Olivier Séguret, qui l’a rencontré à la faculté de Censier dans un double cursus Lettres et Cinéma : « Nous n’avions pas de plan de carrière mais de fortes orientations pleines de gros mots : l’amitié, l’art, la vie, le sexe, écrire, filmer, l’Italie. »

Mathieu Riboulet dans A contretemps, décidément : « Outre que l’épidémie de sida est, si l’on ose dire, un fâcheux contretemps en soi dans le cours de nos évolutions, la conscience de ses effets à long terme sur les vivants m’est tombée dessus avec un retard remarquable. Je ne sais pas ce que j’ai fait pendant que l’épidémie battait son plein, à part mettre des capotes et fréquenter hôpitaux et cimetières. Je n’ai pas milité, je n’ai pas donné aux œuvres, je n’ai pas lu, ni Guibert ni personne, je n’ai pas écrit, je n’ai rien pensé, pas éprouvé le moindre sentiment d’appartenance communautaire, j’ai serré les dents, les poings sans même m’en rendre compte et traversé le gué sans m’arrêter ni respirer. »

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Compagnies de Mathieu Riboulet, avec les contributions de Gwenaëlle Aubry, Patrick Boucheron, Jean-Louis Comolli, Maylis de Kerangal, Martin Hervé, Michel Jullien, Marie-Hélène Lafon, Marielle Macé, Jean-Yves Masson, Jean-Claude Milner, Simone Pérez, Christophe Pradeau – suivi d’un texte de Mathieu Riboulet, éditions Verdier, 2020, 128 pages

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