
« Je suis un peintre qui vient de l’imprimerie », et de la confrérie des Gilles de Binche.
Il y a du Plume, de Henri Michaux, chez le peintre et maître de l’estampe Pierre Alechinsky, dont le geste d’écriture follement libre est l’un des plus beaux du demi dernier siècle.
Peintre et poète comme lui, Belge installé en France comme lui, Henri Michaux a inventé ce double de lui-même pour ne pas désespérer totalement de ne pas être agréé dès son plus jeune âge comme plante, ou bouffon, ou carabidé.
Il y a chez ces deux-là du carnavalesque, une folie de travail, de perpétuelles inventions de formes, une cartographie singulière du corps, et une métaphysique du grotesque sur fond de débandade de la noble condition humaine.
Il aurait gravé davantage encore que Picasso, accompagnant par ses œuvres dans des éditions de choix nombre de textes d’écrivains (Apollinaire, Proust, Michel Butor, Jean Tardieu, Cioran, Yves Bonnefoy, André Frénaud, Salah Stétié…), mais il s’agit bien davantage de nécessité existentielle – quand la laideur ne cesse de dévorer les âmes -, que de volonté d’exploit, bien étrangère à son rire majeur.
Membre du groupe CoBrA, ami proche de Christian Dotremont, de Bram van Velde et de Walasse Ting, Pierre Alechinsky est aussi, dans la profondeur du métier acquis et de l’esprit désentravé, un calligraphe japonais iconoclaste.
Paraît aujourd’hui chez Gallimard, qui présente ses travaux plastiques dans sa galerie parisienne de la rue de l’Université, Ambidextre, livre savoureux reprenant trois volumes devenus difficilement trouvables, Lettre suit (1992), Balluchon et richochets (1994), et Remarques marginales (1997). Une iconographie ample (102 illustrations) l’accompagne.

« Christian Dotremont : il s’installait à la maison parfois plusieurs mois pour écrire un livre. Chaque soir, il me lisait sa livraison de la journée, nous en discutions ensemble, j’attendais avec impatience la suite, j’étais heureux de voir un livre se former aussi près de moi. Puis un matin, il se faisait conduire à la gare avec ses paquets de papier pour aller dans une autre solitude, loin dans le Nord [en Laponie finlandaise], écrire le tout dernier chapitre. »
Bourré d’anecdotes, de réflexions sur la peinture, sur des situations inattendues, sur des amis artistes, Ambidextre est un livre à déguster en l’ouvrant à n’importe quelle page.
On y est bien, en très bonne compagnie, loin de la moraline et des jugements des médiocres.
Parce que la pensée y pirouette, s’y montre en constant déplacement, curieuse de tout, du moindre rien.
Au gré des titres de ses œuvres, de l’impulsion de sens qu’ils font naître, Pierre Alechinsky se livre, en toute simplicité, à quelques réflexions d’ordre testamentaires, mais bien loin de l’acte notarié : « Avant la disparition logique et définitive, acceptée donc acceptable, voilà mes titres étendus les uns en dessous des autres, fiches volantes d’une morgue imaginaire, sans référence ni fil. Les relire. Surtout ne plus les illustrer moi-même, ils forment une manière de poème qui n’appelle plus mes images. Des mots sans bouteille. Jetés à la mer. »

Je pioche, m’attarde, relève, revient, flâne, note : « Je crois que c’est Brancusi qui, dans son vieil atelier de l’impasse Ronsin, se remit brusquement à parler sa langue natale huit jours avant sa mort. »
– « Les descendantes de la tenancière de l’hôtel du Grand Miroir ne disent pas Baudelaire, elles disent Monsieur Charles. »
– « Luc de Heusch me rapportait qu’en 1950, sur le terrain des Babuye, au Congo, il observa un phénomène de résistance à la disparition. Les coloniaux avaient recouvert d’une route rectiligne le sinueux sentier qu’empruntaient les Noirs, mais ceux-ci nièrent le nouveau tracé et allèrent comme par le passé ; si bien que réapparurent bientôt, par-dessus la route, les sinuosités perdues. »
– « J’admire chez Jorn son respect pour les vieux tableaux en état de perdition, son attention à les modifier, à les réhabiliter. Il les héberge, les lave, les nourrit, les regarde encore un peu vieillir puis d’un seul coup les habille de neuf, les annexe, leur apprend à parler notre langue et leur offre un nouvel état civil. Sauvés par mutation. »

– « On m’avait prévenu. Je suis impardonnable. On m’avait dit que dans Ulysse James Joyce n’use qu’une fois du mot merde placé d’une manière magistrale, « inoubliable une fois lu ». Une fois lu ! Distrait par d’autres mots, j’ai dû glisser, tomber victime de ma tache aveugle ou d’une coquille. Bredouille. Mauvaise semaine. »
– « Aux temps allusifs de la photographie en noir et blanc les fascicules pornographiques laissaient à l’imaginaire quelque travail. Le progrès (la quadrichromie sur papier glacé) banalise. Sous l’éclairage halogène, grandes et petites lèvres passent à l’examen clinique. Divan recyclé billard. »
– « A la pointe du pinceau. Il m’arrive – je vis pour ces moments-là – d’inventer un trait. Douceur, partage ; reconnaître un trait ! Depuis des heures à ma table, dans mon taillis, des heures sous l’effet d’une accumulation. »
– « Elle ne me tente plus du tout, la peinture à l’huile. Séduit en inconnaissance de cause, je me suis trompé de matériau pendant vingt ans. »
– « Vos désordres sont désirs. »
– « Man Ray, dans un tract : ‘Je n’ai jamais peint un tableau récent.’ »
– « Un barbare en Asie compta dans ma décision, à défaut de Chine, d’embarquer pour Yokohama. »
– « Cobra est un débord. »
Voilà, je n’en cite pas plus, maintenant à vous de jouer, de chercher, de trouver, de réinventer, d’entrer dans les sillons creusés par la gouge, d’être injuste, d’oublier, et de tout reprendre.
– Invité à une émission sur les faux tableaux (jusqu’ici on ne l’avait jamais confié sur le plateau de la télévision danoise), Jorn refusa. ‘Je viendrai le jour où vous parlerez des vrais.’ »
Pierre Alechinsky, Ambidextre, Gallimard, 464 pages, 102 illustrations

Exposition Alechinsky, Travaux d’accompagnement – à la Galerie Gallimard (Paris), du 5 décembre 2019 au 22 février 2020