La Chasse au tigre, 1615-1617, Pierre Paul Rubens
Je ne connais pas toute l’œuvre du Nantais Yannick Le Marec, auteur en 2017 d’un très beau dialogue avec le photographe Thierry Girard intitulé Dans l’épaisseur du paysage (Editions Loco), mais Constellation du tigre, que publie Anne Bourguignon dans la collection « La Rencontre » chez Arléa, m’apparaît comme sa véritable entrée en littérature.
Un cap a été franchi, une voix s’est affermie, une pensée s’est élaborée, dans le sillage et la fraternité d’avec celles de Walter Benjamin, W.G. Sebald, Jean-Christophe Bailly et Muriel Pic, soit la capacité à tenir le fil d’une idée ne cessant d’en appeler d’autres et de créer de nouvelles images, d’aller par rebonds et répons, en faisant venir à soi l’ensemble de la bibliothèque et du créé.
A partir d’un point – mieux qu’un thème – obstinément prolongé, écouté, approfondi, un livre se construit, un univers s’élabore en un tableau vivant aux multiples dimensions.
Le passé n’est plus alors une antériorité du présent, mais l’une de ses modalités, de même que l’ici ne se distingue plus tout à fait de l’ailleurs.
Un jour, un soir de 2017, un tigre s’échappa, s’échappait, s’échappe, faisant rugir avec lui l’histoire coloniale des empires assassins.
Nous sommes à Paris, le tigre, ayant bondi hors de sa cage, sabotée, est abattu dans la rue, sa mort lève soudain dans la capitale le fantôme d’autres fauves, chez Eugène Delacroix, le Douanier Rousseau, Jacques Monory, au Musée d’histoire naturelle de Paris où l’on peut voir une tigresse plantée sur le dos d’un éléphant.
D’où viennent ces animaux ? Que nous disent-ils de notre tempérament de prédation et de conquête ? Pourquoi peut-on encore entendre leur feulement de désespoir ?
« J’avais noté cette histoire, révèle Yannick Le Marec, sur mon carnet de travail au milieu d’autres notations. Aussi, pour dire la vérité sur les circonstances précises de mon approche de la mort du tigre, il me faut revenir sur ce moment pendant lequel je relis les romans de Patrick Modiano, car, curieusement, c’est pendant la relecture systématique et chronologique des romans de Patrick Modiano que le tigre et sa mort brutale émergent dans ma vie. »
Il s’agit de comprendre que si les rues sont hantées, la littérature est une maison de fantômes, leur pension en somme.
Il n’y a pas de coïncidences, mais des rencontres plus ou moins aperçues, reconnues, acceptées, ainsi lorsqu’un chevreuil percute un TGV où l’auteur est précisément en train de lire Le Silence des bêtes, de la philosophe Elisabeth de Fontenay.
Le tigre Mévy était une tigresse, Eric Bormann, son dompteur, un belluaire moderne.
En flânant le plus sérieusement du monde, c’est-à-dire précisément et avec la légèreté qui convient à la gravité de son sujet – ne pas alourdir, Ferdinand -, Yannick Le Marec mène l’enquête, retrouve les paroles des protagonistes, entend des témoins, observe des photographies, ouvre d’excellents livres (Le Parti pris des animaux, de Jean-Christophe Bailly), passant de Paris au Bengale, du fauve à l’ours (réflexions du philosophe, universitaire et pisteur Baptiste Morizot), de Patrick Modiano (Fleurs de ruine, L’Herbe des nuits) à l’artiste animalier Denis Chavreul, tous deux habitués de la Ménagerie du Jardin des Plantes (on n’y vit pas longtemps).
Combien reste-t-il de tigres en liberté aujourd’hui ? 3500 peut-être.
Quelles différences entre un tigrophile et un tigromane ?
Le Tigre Georges Clémenceau chasse les tigres
Pourquoi écrire ? « S’il n’est plus possible et même plus tolérable d’approcher les animaux sauvages, tant notre présence leur est mortifère, si l’expérience du vivant nous est à terme interdite, il reste à faire la liste des archives à notre disposition et le récit de la lente détérioration du monde. »
A la façon de l’anthropologue Aby Warburg dans son célèbre Atlas Mnémosyne, Yannick Le Marec rassemble des images, crée des continuités, associe : Jacques Monory et le sculpteur animalier Auguste Cain, Rubens et Delacroix, Elisée Reclus et la Cochinchine (le tigre est un animal nuisible, exterminez-les tous !), Robert Walser (projet de voyage aux Indes par un écrivain bernois particulièrement sédentaire) et le Douanier Rousseau, le chasseur Louis Rousselet et le Muséum national d’histoire naturelle de Paris, le massacre des bisons et celui des Sioux de Wounded Knee dans le Dakota du Sud, le 29 décembre 1890.
« Il ne me semble pas artificiel, précise l’écrivain (nous non plus), de rapprocher toutes ces exactions qui se déroulent parallèlement dans plusieurs parties du monde, les tirs à balles explosibles sur les chacals par les chasseurs européens sur le territoire du Népal, la décimation quasi effective des bisons et l’extermination continue des Amérindiens ; à ces événements d’ailleurs, il faudrait en ajouter des centaines d’autres, peut-être des milliers, et toutes les nations occidentales ou presque en porteraient la responsabilité puisque la plupart ont participé ou soutenu le grand œuvre civilisateur de la colonisation depuis la fin du XVe siècle jusqu’à ces instants de l’histoire mondiale qui ont vu triompher les luttes de libération nationale dans le milieu du XXe siècle. »
La littérature est un mausolée à la dimension de la Planète.
Sauver la mémoire d’une tigresse, c’est aussi sauver celle de l’humanité entière.
Ecrire fait chanter la contradiction : Clémenceau, défenseur de la cause animale, était également un chasseur passionné.
Les édifices de culture sont aussi des édifices de barbarie – pensée benjaminienne, que Yannick Le Marec fait sienne en un livre superbe de mélancolie et de rage contenue.
Yannick Le Marec, Constellation du tigre, Arléa, collection « La Rencontre », 2021, 162 pages