Anna Thomson dans Sue perdue à Manhattan, Amos Kollek, 1997
« Quand je considère l’ensemble de ce journal, je suis frappée par le petit nombre de textes envisagés, portés, modifiés, rarement abandonnés, en quatre décennies. Il me semble que, rassemblés, ils dessinent la matrice d’une autre vie, inconnue à moi-même, sorte de toile abstraite aux lignes enchevêtrées, illisible. Chaque livre est la tentative – l’illusion – d’aller vers la lumière. »
Il me plaît maintenant, alors que je sens autour de moi des murailles se fissurer, de me jeter sur le journal d’écriture d’Annie Ernaux, écrivain, transfuge de classe, vengeuse de race, et soutien de Jean-Luc Mélanchon pour les prochaines élections présidentielles.
Donné en fragments, rédigé de 1982 à 2007, L’Atelier noir offre une vision rare de la fabrique d’écriture d’une auteure refusant de faire de la littérature, comme les bourgeoises, en cherchant le passage du sens par une voix presque neutre ou objective, et bien au-delà des notations sociologiques auxquelles on la renvoie parfois.
En ouvrant L’Atelier noir, je me dis que je vais trouver des phrases, pas celles des livres publiés, mais celles qui les précèdent, pleines de doute, d’hésitations, de questionnements sur les choix narratifs.
Révélant la genèse difficile de chacun de ses livres – faut-il employer la première personne ? l’encadrer de tous les autres pronoms ? -, ce journal semble avoir toujours été tendu par la perspective du livre à venir, impossible, reporté, interdit, et finalement subliment réussi, ainsi Mémoire de fille, dernier texte publié (2016) évoquant les dix-huit ans, en 1958, d’une jeune fille découvrant la sexualité, ses mirages et son pouvoir.
Comment ne pas trahir (les siens/soi) ? Comment faire sentir l’épaisseur du réel ? Comment être à la fois à Yvetot (l’enfance), Cergy-Pontoise (la vie adulte) et ailleurs (le livre) ?
Quelle juste distance adopter entre ethnologie et réinvention ?
Que faire des métaphores ? Les chasser impitoyablement ? En accepter quelques-unes ?
Polyphonie, monodie, ou monodies polyphoniques ?
Dialectique : histoire/Histoire ; singularité/collectif.
21 décembre 1994 : « Je me dis que seule je peux entreprendre cela, cette histoire d’une femme, des habitus, des idéologies, parce que je suis spectatrice de moi-même pour des raisons de déchirure sociale. Que le social et l’historique sont la matière de mon être. »
Introduire des ruptures de ton, trouer le récit, le faire chuter.
Ne pas manquer la valeur destinale des lieux, alors que l’écriture est mémoire.
Réflexions sur la genèse de La place, La femme gelée, L’événement, Les années, Une femme, La honte, Une passion simple…
16 juin 1989 : « Il y a une chose que je sais par-dessus tout, c’est que je ne peux qu’écrire dangereusement. Hors de là, il n’y a rien pour moi. Du moins le début – la mise en route. »
5 février 1990, à propos des moments vécus précédant Passion simple (1992): « Je suis dans la même disposition, c’est-à-dire un désir de continuer 1 avec « je » pour faire un livre d’amour aussi beau que les Lettres de la religieuse portugaise, de nos jours. Dire la passion, la beauté de cette passion, son rapport à l’écriture. Je m’endormais dans le métro, mon corps rompu, flottant, la nuit qui suivait nos rencontres, ce qui me semble maintenant être vraiment « l’expérience » par excellence. Mais, toujours, la peur de l’étroitesse ? »
25 août : « Proust, c’est assez lourd, mal écrit parfois ennuyeux, à hurler, ou dérisoire (les aubépines, à 1ere vue) mais la beauté, l’importance, viennent de la recherche, du projet de connaissance, qui de ce fait a transformé l’histoire de la littérature. »
1er janvier 1993 : « Le problème est toujours de trouver une forme qui permette de penser l’impensé (le mien, celui des autres). »
13 novembre 1993 : « Le plus dur c’est de me dépouiller du « regard » de la société, de ce que j’imagine qu’elle attend, et auquel finalement, je ne peux répondre qu’en niant cette attente, même en m’inscrivant contre. Aller à ce désir qui se fiche que l’écriture aboutisse ou non à un livre. Me situer en dehors du livre, lui aussi social, lui aussi institution. »
8 novembre 1995 : « Pas « amener » le récit de « 52 » comme je l’ai fait plusieurs fois, « j’ai pensé que je devais », etc. pas de « mise en scène » du récit en incipit. M’habituer à cette pensée que le début, la reprise de l’écriture me paraîtra très ordinaire. » / 7 novembre 1996 : « Je déteste les débuts lyriques. Une idée intéressante : l’autobiographie « vide », à partir de photos (non montrées), chansons peut-être – rien que des preuves matérielles, mais aussi gestes, phrases ? »
Annie Ernaux : dire la vie palimpseste d’une femme, de toutes les femmes, dans une période donnée, à partir de soi, mais dans l’amenuisement des effets égoïques du moi.
3 mars 1998 : « Pourquoi ai-je autant de difficultés avec « l’autobiographie » totale, car il faut bien appeler ainsi mon projet, même si je cherche une autre forme d’autobiographie. Peut-être parce que j’ai, jusqu’ici, le sentiment de reproduire une forme, malgré tout ? »
Aller donc vers le roman total de l’autobiographie vide.
Annie Ernaux cite deux films, Sue perdue dans Manhattan et Wanda. Deux femmes en déliaison, cherchant l’amour absolu, dans la liberté et la soumission.
Annie Ernaux, L’Atelier noir, nouvelle édition augmentée, L’Imaginaire/Gallimard, 2022, 180 pages
magnifique. vous donnez vraiment envie de lire ce livre.
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