Ron Hicks, 1965
En exergue de son dernier très bref récit d’une liaison avec un homme de presque trente ans de moins qu’elle, Annie Ernaux annonce ce qui est la grande question de la littérature : « Si je ne les écris pas, les choses ne sont allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues. »
Les événements se sont déroulés il y a plus de vingt-cinq ans, essentiellement à Rouen où l’écrivain venu d’Yvetot fit ses études de lettres, comme son amant.
En écrivant cet épisode de sa vie amoureuse, l’auteure de Hôtel Casanova (chroniqué récemment dans L’Intervalle) cherche à comprendre le désir de son désir, découvrant dans l’étudiant qui la pénètre un double d’elle-même, enfant d’un milieu populaire n’ayant ni l’argent ni les codes des nantis, et devant combattre pour les acquérir.
Un jeune d’aujourd’hui – oui, mais l’aujourd’hui de quelle époque ? l’exactitude et le brouillage temporels sont des enjeux du texte interagissant avec la mémoire et la fiction – aussi, fréquentant des bars d’aujourd’hui (le Bureau, comme à Calais), jaloux comme un innocent.
Un jeune d’aujourd’hui – ô le bel aujourd’hui – regardant Téléfoot avec Thierry Roland.
« Souvent, écrit-elle au début de son texte, j’ai fait l’amour pour m’obliger à écrire. Je voulais trouver dans la fatigue, la déréliction qui suit, des raisons de ne plus rien attendre de la vie. J’espérais que la fin de l’attente la plus violente qui soit, celle de jouir, me fasse éprouver la certitude qu’il n’y avait pas de jouissance supérieure à celle de l’écriture d’un livre. »
Il y a chez Annie Ernaux un art très ferme de dire les choses, une voix qui en quelque sorte ne cille pas, une crudité, une cruauté.
Et comme toujours une façon de rappeler un monde par la précision des mots (ici « laser », « chaîne »).
« Un laser était déjà glissé dans la chaîne, mis en route aussitôt que nous entrions dans la chambre, le plus souvent les Doors. A un moment je cessais d’entendre la musique. »
A cinquante-quatre ans, Annie Ernaux s’enorgueillit d’être aimée physiquement, totalement, elle n’est pas encore out sur le marché sexuel.
« Avec mon mari, autrefois, je me sentais une fille du peuple, avec lui j’étais une bourge. »
Il fait froid chez l’amant impécunieux, avec qui la femme mûre part en voyage, Cabourg, Naples, Venise, Paris.
« Notre relation pouvait s’envisager sous l’angle du profit. Il me donnait du plaisir et il me faisait revivre ce que je n’aurais jamais imaginé revivre. Que je lui offre des voyages, que je lui évite de chercher un travail qui l’aurait rendu moins disponible pour moi, me semblait un marché équitable, un bon deal, d’autant plus que c’est moi qui en fixais les règles. J’étais en position dominante et j’utilisais les armes d’une domination dont, toutefois, je connaissais la fragilité dans une relation amoureuse. »
Cette histoire est au fond une répétition, Annie Ernaux en étant le personnage de fiction.
« Fugitivement, je considérais A. comme le jeune homme pasolinien de Théorème, une sorte d’ange révélateur. »
Un ange qu’il faut quitter, un ange de désir et de mort – comment ne pas penser à sa propre disparition face à une telle vigueur ?
Il veut un enfant d’elle, elle écrit le récit de son avortement clandestin.
L’embryon doit être expulsé.
Annie Ernaux, Le jeune homme, Gallimard, 2022, 46 pages