« Au cœur de la radicalité littéraire réside en fait non pas le cri d’Artaud, mais le mot impossible de Celan. »
Le Gantois Stefan Hertmans, que publient en France les éditions Gallimard (Guerre et Térébentine, Le Cœur converti) et Le Castor astral (Le Paradoxe de Francesco, Antigone à Molenbeek), fait partie de ces écrivains dont la puissance (phrase/pensée/conscience européenne-mondiale) est immédiate, et dont on se dit qu’il serait logique un jour de lui attribuer le prix Nobel de littérature.
Auteur protéiforme – poésies, pièces de théâtre, romans -, Hertmans est aussi un formidable essayiste.
Paraît aujourd’hui, conjointement à Une ascension (roman) et Sous un ciel d’airain (poésies, 1975-2018), un ensemble de quatre essais intitulé Poétique du silence influencés par la façon dont Adorno conçoit ce genre comme composition musicale avant tout.
Il s’agit d’interroger l’inadéquation du langage et du monde, notamment à partir de la fameuse Lettre de Lord Chandlos, de Hugo von Hofmannsthal, et du mutisme dans Lenz de Büchner, mais aussi de la césure chez Paul Celan et de la thématique de l’oubli et du mal chez W. G. Sebald (Austerlitz, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Campo Santo).
« Dans les essais qui suivent, écrit l’auteur en préface, je me penche sur la limite de ce qui peut être dit dans un texte littéraire, mais aussi sur ce qui fait que certains poètes finissent par se taire douloureusement, se suicider ou sombrer dans la folie. Je commence mon questionnement en m’intéressant à la littérature prémoderne, à la manière dont on abordait le thème de l’indicible pendant le romantisme, et je termine par la modernité tardive. »
A partir de la compréhension de la tragédie par Hölderlin comme fracture radicale entre les humains et les dieux, s’est déployée une littérature mettant au cœur de ses préoccupations la crise spirituelle de la langue.
Contre la mâle assurance de Théophile Gautier rapportée par Baudelaire – « L’inexprimable n’existe pas » -, il y a pourtant Lenz (le monde est hiéroglyphique), Hölderlin (il se tait pendant trente-cinq ans), Nietzsche, Rimbaud, Celan.
Büchner : « Il avait perçu le monde et constaté de lui-même un mouvement et un grouillement en direction d’un abîme vers lequel une force implacable l’entraînait. A présent il fouillait en lui-même […]. Le monde qu’il aurait voulu servir présentait une immense fissure. »
Soudain, le monde perd sa consistance, une fêlure apparaît, qui s’agrandit, et dont peut-être tout l’effort bourgeois est d’en colmater l’angoissante présence.
« Rilke, déjà totalement ouvert, de par son oreille sensible, à des expériences d’une telle fragilité qu’il suffisait de les désigner pour qu’elles s’avanouissent, écrivait qu’il avait envie d’entendre le langage des poissons. Paul Celan rechercha ce silence des poissons quand, en 1970, il se jeta dans la Seine. »
Il est étonnant de constater que l’adolescent abandonné Caspar Hauser, enfant mutique, fut assassiné alors que même qu’il s’appropriait le langage.
La langue nous coupe du monde (Hofmannsthal, écrivant une lettre sur le langage pour dire l’échec du langage, et inaugurant ainsi toute la littérature moderne), mais sans la langue comment synthétiser nos émotions et quitter le pur instinctuel (réponse de Stefan Hertmans à l’écrivain viennois) ?
Echouer, échouer mieux, échouer mieux encore.
Contre Wittgenstein pensant que ce dont on ne peut parler, il faut le taire, il y a l’effort littéraire, incessant.
Ecrire justement parce qu’on ne peut pas parler.
Hertmans cite John Cage : « Ce que nous exigeons est le silence ; mais ce que le silence exige de moi est que je continue de parler. »
Dans l’essai La glotte comme abîme, l’écrivain belge analyse de façon magistrale le drame Celan condamné à écrire dans la langue (maternelle) du bourreau.
« L’allemand devient la remise où sont stockés à la fois l’élévation et l’angoisse infernale, les codes moraux brisés, les traces de culture oubliées, un soupçon de langue et de prière yiddish, une invocation ou un psaume associé à un ordre absurde. »
Celan, qui admirait Hölderlin, c’est la brisure, le style paratactique, l’enjambement vertigineux, l’extrême concision, l’effroi, le glas.
Le silence est chez lui peuplé des morts d’un peuple asphyxié par le gaz des démons.
Garder ouverte la mémoire, telle sera dès lors l’ambition de W.G. Sebald, entre impossibilité de déchiffrer totalement sa vie, et volonté obstinée de clarifier le passé.
Stefan Hertmans, Poétique du silence, essais, traduit du néerlandais (Belgique) par Isabelle Rosselin, Gallimard, 2022, 122 pages
Se procurer Poétique du silence