
Romancier, essayiste, critique, cofondateur de la revue Ligne de Risque, Yannick Haenel est aussi depuis peu cinéaste.
Pensant l’écriture comme une façon de déborder l’espace de la page, il était naturel que son amour du cinéma, et du corps des nymphes qui souvent y trouvent refuge, devienne expérience de réalisation.
Nous poursuivons ici un dialogue conçu comme une mosaïque en expansion, où les noms et les idées brillent comme des joyaux de renaissance.
Vous venez de réaliser un film au lac de Némi près de Rome. Quelle en est l’ambition ?
Ce film s’appelle La Reine de Némi, il dure trente minutes. C’est une fiction, avec une partie documentaire, qui tourne autour d’un mythe, celui du roi du Bois, dont on en trouve trace dans la somme ethnographique de James Frazer, Le Rameau d’or. Frazer raconte que bien avant la fondation de Rome, il y avait dans les bois de Némi, autour de ce lac situé dans les monts Albains, une étrange royauté sacrée autour de la déesse Diane.
Ce mythe a passionné Georges Bataille, qui n’a cessé, toute sa vie, d’y revenir : « Je suis le roi du bois, le Zeus, le criminel ! », écrit-il par exemple dans Le Coupable. Il se pourrait même que derrière la société secrète d’Acéphale, au cœur de la forêt de Marly, il y ait Némi.
Némi est un lieu qui n’a jamais été filmé, sauf en noir et blanc par les actualités mussoliniennes, à des fins de propagande (Mussolini désirait récupérer comme trophée de souveraineté les vestiges des deux navires de Caligula coulés au fond du lac).
J’ai voulu délivrer Némi de cette récupération fasciste, et rouvrir le bois sacré à sa dimension fondamentalement hors-la-loi. Au cœur de cette histoire, il y a un en effet couple : le roi-bandit et la déesse. Le réfugié-hors la loi et la Diane du Bois. J’ai voulu interroger leur lien, c’est-à-dire mettre à jour ce qu’il y a de sacré — de très ancien, de ténébreux même — dans ce qui lie les amants. Pour parler comme Aby Warburg, il y a dans toute histoire d’amour une « survivance » des amours mythologiques. Faire revenir des gestes de la déesse antique sous ceux d’une femme contemporaine, c’est une idée de cinéma.
L’enjeu, c’était aussi de conjurer cette vieille histoire d’amour fatal : Actéon surprenant la nudité de Diane au bain devrait, selon Ovide, en mourir. C’est injuste. J’ai voulu sauver Actéon. Comment voir la déesse nue sans en mourir, c’est l’une des ambitions du film.

Que découvrez-vous à l’occasion de cette première expérience de réalisation ?
J’ai écrit, conçu et réalisé ce film juste après avoir terminé l’écriture de Tiens ferme ta couronne, roman qui, entre autre, dans la tramage multiple qu’il met en scène, parle du lac de Némi et de la déesse Diane, qui sont déjà des obsessions du narrateur. Je me suis donc amusé à imaginer un supplément cinématographique à ce roman. C’est un film d’écrivain, très écrit, presque entièrement en voix off (tous les personnages parlent, mais toujours en voix off), qui parle de la manière dont on passe des livres à la vie.
Ce que j’ai découvert ? D’abord, un grand plaisir à faire s’animer des obsessions — à les élargir. À composer un cadre, une séquence, à imaginer les lieux, à les trouver, à mettre en place une continuité, des ruptures, des échos.
Ensuite, l’émotion d’enregistrer un moment du vivant : les corps, les visages, les voix, les rivages, les arbres. Tout cela est désormais stocké.
J’ai découvert à ce propos que ma femme, Barbara, qui est déjà l’héroïne du livre Je cherche l’Italie, est une actrice : je lui ai fait endosser le rôle de Diane, tandis que je « joue » Actéon. Ou plutôt nous jouons nos propres rôles en tant que nous nous prenons pour ces deux personnages.
L’idée est un peu klossowskienne, du moins au départ : c’est un home-movie mythologique. Puis la déesse emmène l’écrivain en Italie, à Némi, où elle lui ouvre les portes du sanctuaire de Diane. S’en suivent une série de rites, de nature érotiques, portant sur la nudité.
Vous êtes soutenu par le Fresnoy-Studio, qui est le producteur de ce film, et suivez quelques étudiants de la dernière promotion de cet établissement situé à Tourcoing. Quel est votre rôle auprès d’eux ?
Oui, le studio national du Fresnoy est une école, dirigée par Alain Fleischer, où une vingtaine d’étudiants en art bénéficient chaque année des conditions matérielles pour élaborer une œuvre. J’ai accompagné leur projet (la plupart du temps des films), en les aidant à le concevoir, à l’écrire. C’est à ce titre que j’ai bénéficié de la possibilité de pouvoir faire moi aussi un film.
Ce travail a été si enthousiasmant que j’ai même rédigé intégralement le catalogue de l’exposition Panorama, que le Fresnoy organise chaque année, à l’automne, avec les œuvres des étudiants. Ce catalogue, je l’ai conçu comme un roman, dont le titre est : L’élégance, la science, la violence !

Et puis cette année passée au Fresnoy m’a permis de poursuivre mon ouverture à l’art contemporain, initiée avec l’écriture, l’an passé, d’une nouvelle pour la Nuit Blanche commandée par le Palais de Tokyo, et continuée avec une participation à l’exposition Dépenses qu’a imaginée, à Béthune, Léa Bismuth à partir de La Part maudite de Georges Bataille.
Vous multipliez depuis quelques années, dans les revues Transfuge, Edwarda, Possession Immédiate et Pylône, les textes fragmentaires. En quoi informent-ils votre oeuvre romanesque ?
Cette forme d’écriture me permet plus de liberté, plus de variété aussi, car je m’intéresse à de multiples choses, et j’aime écrire sur plusieurs plans simultanément.
J’essaie de dissoudre la frontière entre la critique et le récit, entre la théorie et la création. Sans ces expériences, je n’aurais pu écrire Le sens du calme ou Je cherche l’Italie qui rassemblent, réécrivent, réagencent certains de ces exercices au format bref.
D’ailleurs au départ Je cherche l’Italie est le titre d’une chronique politique mensuelle que j’ai tenue en 2012 à l’invitation d’Elein Fleiss pour son site « Les Chroniques Purple ». J’ai stocké ainsi une matière pendant un an ou deux, dans laquelle j’ai sculpté ensuite un livre.
J’aime bien ces sollicitations des revues : elles élargissent pour moi l’espace de l’écriture, elles l’ouvrent sans cesse au contemporain.
Ces textes disséminés dans des revues, j’ai l’idée, depuis le début, de les réunir en volume ; je les conçois comme une mosaïque ; ça s’appellera — ça s’appelle déjà, dans ma tête — Aventures. On verra alors la cohérence de cet énorme travail incessant sur la littérature, le cinéma, la peinture, etc.

Vous êtes chroniqueur à Charlie Hebdo. Cette collaboration vous autorise-t-elle le goût de l’urgence ?
Juste après les attentats de janvier 2015, Marie Darrieussecq m’a proposé d’écrire pour Charlie Hebdo. J’ai tout de suite accepté, par solidarité, par curiosité. J’avais carte blanche. Au départ, j’avais choisi d’écrire une chronique politique, focalisée sur le sort de migrants : je revenais de quatre années en Italie, je continuais à lire la presse italienne et du coup j’avais sur Lampedusa des informations qu’on ne lisait pas dans la presse française (à l’époque, à part Médiapart, personne n’en parlait).
Puis l’été 2015 est arrivé, et après la décision d’Angela Merkel d’assouplir en Europe l’accueil des migrants, je n’ai plus vu l’intérêt d’analyser une situation dont tout le monde parlait : ma chronique, alors, a changé — elle est devenue plus « culturelle ». Je parle désormais de ce que je lis, j’essaie d’articuler mes lectures aux événements politiques.
J’écris cette chronique très vite, au dernier moment, dans le feu d’une actualité dont j’essaie de faire un objet littéraire, comme c’est arrivé durant la campagne présidentielle.
Il m’arrive aussi de parler des livres qui me plaisent et des écrivains contemporains que j’aime, par exemple Laszlo Krazsnahorkaï, Gaëlle Obiégly ou Ferdinand Gouzon, auteur d’un livre excellent sur Daniel Pommereule : Huitièmement qu’est-ce que la cruauté ?
Propos recueillis par Fabien Ribery
Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne, Gallimard, collection L’Infini, 2017, 350 pages
Ligne de risque, Revue Littéraire (éditions Multiple) – contributions de Yannick Haenel, François Meyronnis, Valentin Retz, Pierre-Henry Yeshuda Salfati, Stéphane Knecht, Julien Battesti, Philippe Sollers, numéro 2, nouvelle série, 2017, 208 pages
Yannick Haenel, Je cherche l’Italie, Gallimard, 2015, 208 pages
Yannick Haenel, Les Renards pâles, Gallimard, 2013, 192 pages
Yannick Haenel, Le Sens du calme, Mercure de France, 2012, 224 pages
Yannick Haenel, Jan Karski, Gallimard, 2009, 192 pages
Yannick Haenel et François Meyronnis, Prélude à la délivrance, 2009, 224 pages
Yannick Haenel, Cercle, Gallimard, 2007, 512 pages
Collectif, sous la direction de Yannick Haenel et François Meyronnis, Ligne de Risque, 1997-2005, Gallimard, 2005, 384 pages
Philippe Sollers, Poker, Entretien avec la revue Ligne de risque, Gallimard, 2005, 224 pages
Yannick Haenel, Evoluer parmi les avalanches, Gallimard, 2003, 160 pages
Yannick Haenel, Introduction à la mort française, Gallimard, 2001, 208 pages
