Au ravage se confondant avec le triomphe de la métaphysique en son déchaînement nihiliste, Stéphane Zagdanski oppose le retrait de l’être comme prière.
En un geste absolu, l’écrivain Zagdanski (L’impureté de Dieu : Souillures et Scissions dans la pensée juive, Céline Seul, Le sexe de Proust, De l’antisémitisme, Noire est la beauté) a décidé de réécrire l’entièreté de son œuvre sur toile en la rendant illisible.
En passant de la sphère de l’édition à celle de l’art contemporain, en opérant une métamorphose à même le verbe, non plus écrit, mais rendu à son indéchiffrable originel, le plasticien Zagdanski réfléchit, avec les armes de la mystique juive, aux conditions d’une réparation fondamentale d’un ordre du monde maléficié, construisant pièce après pièce une nouvelle arche de Noé pour le recueil de la parole comme fleur du sans-pourquoi et absence de tous bouquets.
Comme la déesse Vérité de Parménide, l’écriture sait se retirer, se voiler, disparaître sous les nuées, quand l’inaudible et la laideur font loi.
Le repli tel que stratégiquement pensé par Stéphane Zagdanski n’est donc qu’un moment, certes peut-être très long, dans le mouvement de la vérité de l’être comme destin de l’incarnation.
Le combat spirituel relève ici d’une façon de rester debout, feutres et craies à la main, corps de verbe engagé, dans l’abîme.
On vous connaît, Stéphane Zaganski, comme écrivain, romancier, essayiste, pamphlétaire. Votre activité de plasticien est-elle de l’ordre d’une rupture avec votre œuvre éditée ?
Il s’agit plutôt d’une transition, d’une métamorphose, dont la logique demeure fidèle à la mystique de l’écriture à la main que j’ai souvent exprimée dans mes livres. La première conséquence de cette métamorphose fut RARE, un roman calligraphique monumental déployé en 100 œuvres d’art, composées entre 2013 et 2016 [https://zagdanski-rare-project.tumblr.com/].

L’une des particularités de RARE consiste à justifier théoriquement ce qu’il est visuellement, cette apparente rupture qu’il représente, le roman détaillant minutieusement les raisons que j’ai eues de passer du monde de l’édition commerciale à celui de l’art contemporain : « J’ai toujours dissocié l’écriture de la publication. Écrire, raturer, penser, comprendre, imaginer, créer, invoquer, cela n’a lieu qu’au moment où l’on est dans le temps, et à l’écoute du temps. Tant que le phrasé palpite sous la main qui se meut, dans l’écriture, puis la relecture et les centaines de ratures et de modifications apportées au texte, quelque chose de vivant émane de vous, qui n’appartient qu’à vous et que nul ne peut abîmer ni détruire. » [RARE, p. 195, Galerie Éric Dupont]
La question qui se pose à moi depuis que j’écris n’est donc pas tant liée à la publication – soit à la diffusion de ce qu’un homme, au fond, possède de plus intime : ses pensées déployées en mots – qu’à la méditation de ce qui m’arrive depuis ma naissance. Et ce qui m’arrive depuis ma naissance, et d’ailleurs depuis bien avant elle (que mes parents aient survécu à une tentative de génocide n’est pas anodin), c’est le monde. Écrire, pour moi, depuis toujours, c’est apprendre à « lire » le monde, non pour m’y insérer et y trouver ma place, mais pour mieux le combattre – au sens kafkaïen du combat [cf. la conférence faite en 2010 sur Kafka, dont la vidéo est en ligne : http://www.dailymotion.com/video/xcsy16]. Le monde, je me sens si peu y appartenir que, dès les premières lignes de mon premier livre, je lui signalais mon absence radicale : « Souvent au réveil je me prends à penser que je n’existe pas. L’aube est encore en deçà de la nuit, les bruits de la ville s’esquissent seulement, suffisant pourtant à me laisser croire que non, décidément, je ne suis pas là. » [L’impureté de Dieu, p.13, Éditions du Félin] La publication de mes textes est donc très secondaire de ce point de vue crucial là.

La conception de RARE : Roman, Concept, Œuvre d’art, votre premier livre écrit sur toiles et corps nus, est-il un acte inaugural ?
Avant d’être un « livre », RARE est un manuscrit gigantesque (avec toutes ses ratures) dont aucune des 100 œuvres calligraphiées ne ressemble aux 99 autres. Il y a bien quelques femmes nues (au corps marqué à la main de mots et de lettres), deux en photo et une en vidéo, mais il y a surtout des châssis, des papiers asiatiques, des miroirs, un carton de déménagement, un mannequin de vitrine en costume, un mannequin articulé de bois, une ardoise d’écolier, un tableau d’écriture pour enfant, une imprimante, des cubes de grès, un cadre vide, des carnets de croquis, un papier journal… et même un mur de Paris ! J’avais bien d’autres idées (une page écrite sur le sable d’une plage, une page écrite sur une vitre embuée…), mais le roman était achevé.

Est-ce un acte inaugural ? Oui et non (je prends les mots au mot, vous l’aurez remarqué). Oui au sens où je ne cesserai plus, désormais, de peindre mon écriture (même si des livres imprimés continueront d’être composés, en quantités « rares », par mes soins et ceux de mes galeristes et complices). Mais cela n’a rien d’inaugural au sens où, depuis longtemps déjà, je me dissocie du public des lecteurs. Dès Les joies de mon corps, paru il y a près de quinze ans, j’exprimais ce rapport étrange entre la parole d’un écrivain, son corps, et son invisibilité consubstantielle (sans me douter que j’en viendrais un jour à rendre mon écriture manuscrite proprement illisible dans mes tableaux !) : « Les mots ne sont pas de marbre. Ils vont, viennent, vivent, pensent, vieillissent bien ou mal, souffrent et jouissent comme la chair de celui dont ils émanent. C’est précisément parce qu’ils sont si marqués qu’on cherche autant à les neutraliser. Peine perdue. Les mots ne sont pas faits pour plaire, ni pour déplaire d’ailleurs. À la limite, ils ne sont pas écrits pour être vus. Je crois que c’est là leur vérité la plus scandaleuse, et par ricochet la mienne. Je n’ai jamais écrit pour être lu. » [Les joies de mon corps, p. 11, Fayard]
Vous me pardonnerez de me citer, mais c’est afin de confirmer que mon écriture ne fut jamais compatible avec ce que Lacan surnommait, déjà, la « poubellication » – et c’est au public-poubelle des lecteurs qu’il songeait, bien davantage qu’à la médiocrité des littérateurs [« Écrire et publier ce n’est pas la même chose. Que j’écrive, même quand je parle n’est pas douteux. ‘‘Alors pourquoi ne publiez–vous pas plus ? ’’ Justement à cause de ce que je viens de dire : on publie quelque part. La conjonction fortuite, inattendue, de ce quelque chose qui est l’écrit et qui a ainsi d’étroits rapports avec l’objet(a), donne à toute conjonction non concertée d’écrit, l’aspect de la poubelle. » Séminaire, 15 décembre 1965]. Pour moi, peindre et écrire s’inscrivent dans le même mystère, celui du verbe fait chair. Il s’agit d’une pensée qui s’exprime depuis un corps par des mots au même titre qu’elle pourrait s’exprimer par une gestuelle chorégraphique, une partition musicale ou des touches de couleurs pour un peintre classique. Ainsi la part que mon corps, par l’intermédiaire de ma main, prend à ce que ma pensée compose sur la page, cela a toujours été à mes yeux d’une importance fondamentale.
En revanche, si RARE inaugure vraiment quelque chose, c’est la conjonction entre le fond et la forme, entre ce qu’exprime le texte et ce qu’il est à l’œil nu. Le propos de RARE, roman très autobiographique (à la Roth ou Bukowski), c’est de raconter les raisons d’une métamorphose et d’être, visiblement, matériellement, formellement, cette métamorphose qu’il décrit et analyse.

Pourquoi décider de réécrire sur toiles en les rendant illisibles vos textes publiés ? Quels livres avez-vous choisis de redéployer ?
Vous faites allusion à mon travail actuel, ce que je surnomme mes « mandalas de mots », en référence aux versicolores figures de sable minutieusement et patiemment composées par des moines tibétains dans une atmosphère de méditation et de prières, lesquelles, aussitôt achevées, se voient rendues à leur invisibilité puisqu’elles sont rituellement dissoutes et saupoudrées dans un cours d’eau.

Succédant à RARE après l’été 2016, ce travail en est le prolongement, ou plus exactement la radicalisation. RARE participait déjà d’une réflexion sur le visible et le lisible, et par conséquent aussi sur l’illisible. Comme Chaos brûlant avant lui, dont il décrit l’écriture en coulisses, RARE est un roman très pessimiste, y compris concernant le monde littéraire. Tenant compte de la « désagrégation du texte en diverses marchandises disponibles à l’achat » [RARE, op. cit., p. 134], RARE se décrit lui-même, sous son aspect bifide (soit le roman de 300 pages luxueusement imprimé en un infime nombre d’exemplaires, et les 100 œuvres d’art dont il est indissociable) comme « une arche de Noé de l’art » : « J’allais écrire à la main un roman qui décrirait la vie intérieure d’un écrivain. J’allais rendre palpables les pensées d’un homme voué à l’écriture. Un homme qui déciderait, après avoir consacré un roman à la destruction nihiliste du monde, de sauvegarder sa propre écriture dans une arche de Noé de l’art – constituée des tableaux même sur lesquels cette histoire s’inscrirait. » [RARE, op. cit. p. 283]

La référence à l’arche de Noé est une allusion à la catastrophe climatérique en cours, dont les désordres climatiques ne sont que les symptômes d’un plus vaste chaos. Mon travail actuel va donc plus loin dans la « sauvegarde » de mon écriture, la rendant illisible dans sa calligraphie même. L’écrit est là, il s’exhibe, mais nul n’est plus en mesure, en contemplant le tableau, de le décrypter. Mon écriture se montre d’autant plus volontiers que le sens de mes phrases reflue, se dissout et se dissimule dans cette manifestation même.

Pour l’instant, j’ai mandalaïsé les douze nouvelles de mon recueil Jouissance du temps – douze œuvres qui seront exposées en janvier 2018 lors de ma prochaine exposition personnelle à la galerie Modernism West [https://www.modernisminc.com/], à San Francisco. D’autre part, depuis quelques mois, je reprends un à un les 533 paragraphes de Mes Moires, mes mémoires parus en 1997. J’ai choisi cet ouvrage car il est composé de nombreux fragments très divers en taille, c’est-à-dire en nombre de mots, ce qui m’offre une grande liberté expérimentale. Mais j’ai bien l’intention de reprendre et repeindre de la sorte tous mes écrits, n’ayant nulle raison d’abandonner une seule de mes créations hors de ma démarche artistique. La préservation de mon écriture dans une arche de Noé de l’art est donc un projet à long terme, qui se veut exhaustif. C’est-à-dire qu’un jour ou l’autre, tout ce que j’ai écrit, mais également tout ce que j’écrirai au cours des années à venir, se trouvera transposé en talismans de mots.
Qu’est-ce qu’un acte d’écriture ? L’écriture est-elle par essence impure ?
C’est un vaste sujet. Il me faut à nouveau citer RARE, qui traite abondamment de cette question. Il s’agit de la conclusion du roman et donc de la dernière œuvre calligraphiée du projet, une photographie en grand format représentant une femme nue, sur le dos de qui est tracé à la main en plusieurs couleurs le texte suivant :
« Voilà pourquoi ici et maintenant vous lisez ces mots que je trace maintenant et ici sur le corps nu de cette jeune femme. Elle s’appelle Svetlana, un prénom russe associé à la lumière. RARE aussi est associé à la lumière. Au jeu entre ce qui s’exhibe et ce qui s’éclipse – mes mots entendus en pensée dans le murmure de votre lecture. Ce qui surgit entre nous, cette pensive transmission de temps depuis mon ici et maintenant jusqu’au vôtre, c’est ce que j’appelle l’invisibilité de l’écriture. Née de la métamorphose d’une pensée – un sentiment, une sensation, un souvenir, un rêve, une intuition, un raisonnement – en une phrase jaillie depuis mon cerveau, qui court jusqu’à l’extrémité de ma main pour bondir du corps de Svetlana – bien vivant lui aussi, vibrant sous ma main qui écrit – jusqu’à votre propre corps en s’infiltrant par vos yeux pour venir chuchoter dans votre crâne. Tel est son mystère. Dans Quant au Livre, Mallarmé appelle ‘‘un solitaire tacite concert’’ cette invisible vie de l’écriture, que vous éprouvez ici et maintenant en regardant ma voix. Contrairement aux apparences, le personnage principal de RARE n’est donc pas Ace Zed : c’est l’Écriture. Dispersée de page en page en un cohérent chaos coloré, elle compose un manuscrit immense, avec ses repentirs, ses esquisses, la grâce arachnéenne de son réseau de ratures, l’imprévisible inventivité de ses coulures, comme le singulier sillage d’un navire que nul n’aura jamais vu, et sur lequel pourtant vous comme moi, chacun dans son propre ici et maintenant, sommes embarqués. »

Vous constatez comme l’écriture, y compris dans son rapport à celui qui la lit, est essentiellement à la fois un acte et une action, une magique manipulation de mots possédant une redoutable efficace sur le bon lecteur (aux deux sens du mot « bon », le lecteur sérieux et l’un parmi des myriades). D’où l’importance radicale de l’écriture manuscrite, à laquelle restent profondément attachées les grandes civilisations asiatiques (Chine, Japon, Corée) comme le judaïsme : les rouleaux de la Thora, « chose » la plus sainte qui soit pour un Juif, sont nécessairement écrits à la main par un pieux scribe. L’écriture est toujours talismanique ; c’est un geste shamanique aux répercussions essentielles sur le cerveau et l’existence de celui qui s’y confronte : l’auteur en premier lieu, puis son bon lecteur. Qu’on songe à ce que Rimbaud confie à Paul Démeny le 15 mai 1871 : « Le poète devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue… Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. » On peut songer encore au combat de Jacob avec l’ange dans la Genèse ; écrire consiste à s’engager dans un corps-à-corps en pensée, dans une confrontation qui incite le lecteur à agir. Lire sérieusement est donc également un acte, ce dont témoignent tous les grands écrivains qui sont toujours aussi de grands lecteurs (en qualité, pas seulement en quantité).
Dès lors l’impureté – il faudrait gloser longuement sur cette notion ambiguë –est celle qu’implique l’étonnante association entre le Verbe et la Chair – thème qui me passionnait déjà à 23 ans. C’est pour cela qu’écrire à la main est si important, car cela suppose, pour reprendre Rimbaud dans Une saison en enfer, de « posséder la vérité dans une âme et un corps ».

La pensée de la mystique juive est très perceptible dans votre travail. La Kabbale vous inspire-t-elle lorsque vous tracez vos lettres ?
La Kabbale est évidemment une de mes influences majeures, ni plus ni moins que le gigantesque et complexe ensemble de la pensée juive dont elle est indissociable. Ouvertement dans mon œuvre parue, plus discrètement dans mes talismans de mots. Concernant mes tableaux, cela demeure de l’ordre de la subjectivité symbolique, mais il est probable que ma longue fréquentation des textes de Scholem et de Mopsik consacrés à la merveilleuse kabbale lourianique, et plus précisément à la théorie du Tsimtsoum, traduite par « donation soustrayante » par Benny Lévy (évoquée dès L’impureté de Dieu), n’est pas étrangère à mon idée d’exhiber mes textes sous la forme du retrait, du secret, de la préservation. RARE, déjà, manifestait mon désir de renouvellement par le retrait, conformément à l’enseignement de Rabbi Nahman de Braslav qui incitait à pratiquer un tsimtsoum spirituel individuel : « Lorsque quelqu’un désire trouver des paroles nouvelles, il doit faire le tsimtsoum en son esprit, c’est-à-dire faire le vide, ne pas se précipiter dans des considérations préliminaires connues qui embrouillent son esprit, et qui ne sont pas nécessaires à l’innovation. Il doit faire comme quelqu’un qui ne sait pas, et seulement alors, il peut innover des sens nouveaux progressivement en ordre. » Néanmoins, ce n’est pas au moment où je trace chacune de mes phrases sur mes tableaux que cela opère, du moins pas consciemment. Il s’agit plutôt d’un axe général de ma pratique plastique. J’ai depuis longtemps une prédilection pour un passage du Zohar que j’ai cité à diverses reprises. D’abord en exergue de L’impureté de Dieu et, plus récemment, dans Jeux de l’Être, ma préface au catalogue de mon ami Jacques Villeglé lors de son exposition « Mémoires » à Saint-Étienne en 2016 : « Quand le Saint, béni soit-Il, voulut créer le monde, les lettres étaient encloses. Et pendant les deux mille ans qui précédèrent la Création, Il les contemplait et jouait avec elles. » [Zohar, Tome 1, « Préliminaires », p. 36, traduction de Charles Mopsik, Éditions Verdier]
Votre apprentissage de l’hébreu a-t-il nourri le désir d’une autre graphie ?
Je ne le pense pas, pas consciemment du moins. J’ai appris l’hébreu très jeune, en préparation de ma bar-mitsvah, bien avant d’avoir l’idée de peindre avec des mots…. Et surtout, je ne dirais pas que mon travail actuel relève d’une autre « graphie ». L’écriture que j’applique sur la toile ou le papier est bien la mienne, modifiée à chaque fois selon la taille du pinceau, de la plume ou du pastel, mais sans apprêt calligraphique proprement dit. J’écris, et c’est mon écriture elle-même qui se charge, en se recouvrant de multiples strates, d’emprunter un aspect abstrait, parfois assez pollockien, d’autres fois rappelant Twombly, Michaux, la calligraphie arabe ou chinoise… C’est selon, mais cela n’est pas calculé de ma part. Et il s’agit toujours bien de mon écriture à la main, celle que j’utilise dans ma correspondance manuscrite, en français.

Que se passe-t-il lorsque vous êtes seul dans votre atelier face à la toile blanche ? Quels sont vos rites ?
Je n’ai pas réellement de rites. J’avance, c’est tout. Je commence par décider du support (papier, toile, taille…), puis des instruments d’écriture (craies, pastels, acryliques, encres…), et je m’y mets, sachant d’emblée quel texte je désire transposer. Ma seule exigence, c’est le renouvellement, la variation, la diversité formelle. J’ai toujours été très soucieux de cohérence abstraite, intellectuelle, et en même temps d’hétérogénéité – je devrais dire « d’impureté ». Mes livres se sont succédé pendant vingt-cinq ans sans se ressembler formellement. Je suis l’anti-Modiano de ce point de vue. Pour RARE, chacune des 100 œuvres-pages possède sa personnalité esthétique, hormis quelques courtes séries – histoire de faire exception à la règle de l’exception. Même chose pour Enjoyment of Time / Jouissance du temps, ma série qui sera exposée à San Francisco en janvier 2018, et même chose pour les Mandalas de Mes Moires sur lesquels je travaille aujourd’hui. J’ai toujours tenu à pratiquer, en les conjuguant, deux maximes mises en exergue de mon essai Les joies de mon corps (dont une partie est consacrée aux peintres) : « Diversité c’est ma devise. » de La Fontaine dans Pâté d’anguille, et « Puissance de l’idée fixe. » de Baudelaire dans ses Fusées.
Le seul rituel que je pourrais concéder consiste à filmer l’intégralité de l’avancement de chaque tableau ou dessin avec une petite caméra GoPro, fixée sur un trépied, ce qui me permet d’archiver le processus de l’écriture et de son recouvrement mot à mot. Cela donne des rushes d’une taille monstrueuse, inexploitables autrement qu’en les montant, ce que je fais parfois comme pour le film que j’ai réalisé et qui sera projeté à l’occasion de mon exposition de San Francisco.
Signez-vous vos œuvres plastiques ? Qu’est-ce qu’un nom ?
Qu’est-ce qu’un nom ? Poser cette question à un Juif, dont le Dieu se surnomme « Le Nom », est prendre le risque d’une interminable réponse. Je me contenterai de vous citer Proust – un coreligionnaire que j’aime particulièrement –, dont la définition correspond assez à mes talismans de mots : « Un nom, c’est-à-dire une urne d’inconnaissable. » Néanmoins, pour ne pas ne pas répondre à votre question, je dirai que pour moi, bibliquement, un nom est un destin. De ce point de vue, mes deux prénoms, le gréco-français (« Couronne ») et l’hébraïque (« Joie ») me conviennent parfaitement. Oui, je signe toujours mes œuvres, soit de mon nom, soit de mes initiales. Je mets aussi toujours le titre, le numéro dans la série, et la date. C’est une manière de marquer ma progression, comme pour un journal de bord. Dans RARE, cela faisait partie intégrante de chaque tableau, au point d’aller jusqu’à insérer ma signature et les spécifications au cœur du texte du roman (pour la page 83) : « La ligature ne consume pas, elle distingue et elle sauve. La différence avec le sacrifice proprement dit est la même, en somme, qu’entre cette page 83 de RARE écrite par Stéphane Zagdanski le 15 janvier 2016 à l’encre bleue, avec son flacon de verre plaqué à jamais sur la feuille de papier Canson, et la même page vouée au pilon destructeur de l’économie marchande si elle était imprimée dans un livre publié par un éditeur parisien. » [RARE p. 82 du volume imprimé]

Le processus de réécriture/effacement n’est-il pas pensé comme omnivore et destiné à proliférer en touchant n’importe quel objet du monde ?
C’est sur le mot « monde » qu’il s’agit de s’entendre. Je ne m’imagine pas dans une dynamique dévorante du monde pour plusieurs raisons, dont l’une est que le monde me paraît de moins en moins ragoûtant, étant déjà à lui-même son propre ogre ivre de ravage. En revanche, l’idée d’échapper au ravage, et du coup de contrecarrer infinitésimalement son omnipotence désastreuse, cela m’est en effet venu à l’esprit. La prolifération des objets sur lesquels RARE fut composé est une manière d’insister sur l’immatérialité de l’écriture, sur son autonomie vis-à-vis des objets manufacturés, avec une considération un peu à part pour les instruments de l’écriture : bâtons d’encre, pinceaux, pastels, porte-plume et plumes, etc., ligaturés sur l’œuvre même. Ainsi, lorsque j’ai utilisé une tablette électronique Samsung, elle revêtait le même statut indifférent et subalterne, vis-à-vis de l’écriture, que le paquet de pâtes-alphabet ou le papier journal. L’écriture biffe l’objet de consommation, elle efface la marchandise et annule, en un sens, le règne rageur et ravageur de l’économie moderne. Il y a probablement chez moi une conception magique de l’écriture, qui me fait penser que la main traçant des signes sur la page ou sur la toile provoque comme une « réparation » du monde, conformément à la notion kabbalistique du tiqoun haolam. J’aime l’idée kafkaïenne que l’écriture est une forme de la prière, et celle, lourianique, que la prière attache ce « monde-ci » (olam hazeh) au monde d’en-haut – d’ailleurs moins spatial que temporel, en hébreu, puisqu’il s’agit du « monde qui vient » (ou « qui advient », ou « à venir ») : olam ha-ba. L’attachement, le rattachement, l’interdépendance des deux mondes par le truchement de la prière, outre la pratique et l’étude, l’est au sens assez classique où la prière est susceptible de susciter une intervention favorable de la part du Roi des rois. Mais aussi, plus originalement, au sens où la prière participe activement, « théurgiquement » dirait Mopsik, à la structuration (autre sens de tiqoun) du royaume divin. Ces profondes méditations juives sont vraisemblablement à l’origine de mon engouement pour la gestualité et la matérialité de l’écriture, aussi importante à mes yeux que le sens même de ce que j’écris. RARE se terminait, on l’a lu, par une allusion à l’invisibilité du Verbe, au « solitaire tacite concert » de la voix intérieure de l’auteur que le lecteur écoute en lisant les mots tracés sur l’œuvre qu’il contemple. C’était une manière inconsciente d’introduire à mes « talismans de mots », où le sens se scelle sous son propre tracé sans pour autant s’abolir. On trouve dans le Zohar [Zohar, tome IV, Vayigach Vayehi, p. 45, Verdier] une splendide distinction entre la prière classique, à voix haute, et la « prière sans voix ». « Qui fait entendre sa voix pendant la prière, sa prière n’est pas entendue. Pour quelle raison ? Parce que la prière n’est pas la Voix qui se fait entendre car la Voix qui se fait entendre n’est pas la Prière. » La prière, continue le Zohar, trouve sa source dans une autre voix, une voix silencieuse, dont seule la discrétion se fait entendre. Le verset biblique qui sert à justifier cette assertion est la prière silencieuse de Hannah, dans le Livre de Samuel [1 Samuel I, 13] Comme toujours dans la pensée juive, les distinctions conceptuelles se fondent sur des jeux de la graphie hébraïque. Ainsi, ici, le Zohar fait la part entre deux manières possibles, en hébreu, d’écrire le mot qol, « voix » – avec ou sans le o, en l’occurrence la lettre vav située entre le q et le l. Par exemple, dans le verset « la voix se fit entendre… », en Genèse 45 :16, pour dire « le bruit s’était répandu » à la cour de Pharaon…, le mot qol est sans vav. Il n’est pas indifférent de savoir que le mot qol, « voix », écrit sans o, se prononce alors qal, se chargeant d’une signification corollaire mais un peu différente de celle de la « voix » : qal, c’est ce qui est « léger » (comme le souffle qui s’exhale des lèvres bavardes), « rapide », voire « frivole ». Alors qu’à propos de la prière silencieuse de Hannah devant le prêtre Élie, le vav (prononcé o) est inscrit, il y a donc une lettre en plus, laquelle témoigne pour le silence ! « C’est la prière qu’exauce le Saint béni soit-il », continue le Zohar, quand elle est faite avec ferveur et concentration, avec une exactitude (tiqouna de même racine que tiqoun) appropriée, et dans le but de réaliser l’Union de son Maître convenablement chaque jour. »

Vous comprenez pourquoi tout cela me parle, et comment, en un sens, cela parle aussi de mon propre travail plastique, où le tracé tait la signification. À cet égard, il n’est pas indifférent de connaître la double signification du mot « prière » en hébreu, tselah, dont la racine est tsal, c’est-à-dire l’« ombre », au sens de la trace paradoxale que laisse le soleil sur le gnomon, mais aussi au sens de l’ombrage, soit ce qui dissimule et protège ! Difficile ici de ne pas songer à la merveilleuse phrase de Heidegger, dans une note des Holzwege consacrée à l’incalculable, qu’il appelle aussi l’ombre : « L’ombre est le témoignage aussi patent qu’impénétrable du radieux en son retrait. » [« L’époque des conceptions du monde », Chemins qui ne mènent nulle part]
J’aimerais pour terminer citer un récit hassidique de Martin Buber : « Rabbi Asher de Stolyn, fils de Rabbi Aaron de Karlin, disait de Rabbi Shlomo, son Maître : ‘‘Lorsqu’il est en prière, le Rabbi a un pied ici-bas et l’autre dans l’au-delà, et c’est sur ce seul pied dans l’au-delà que tout son poids repose. Tout cela se passe dans l’âme uniquement, selon qu’il est écrit : ‘On ne reconnaît pas Tes traces’ ‘‘ (Psaumes 77:20). »
Je pense que c’est assez clair…
Propos recueillis par Fabien Ribery

Le samedi 9 décembre 2017 à 16H30, au salon Galeristes (http://galeristes.fr/), conversation de Stéphane Zagandski avec le philosophe Gérard Guest et Éric Dupont sur le stand de la galerie Éric Dupont
Du 18 janvier au 3 mars 2018, exposition personnelle de Stéphane Zagdanski Enjoyment of Time / Jouissance du temps à San Francisco à la galerie Modernism West (https://www.modernisminc.com/)
Merci à Sandra Lévy la messagère –