
« Nom d’artiste, Dora Maar. Altière, sensuelle, révolutionnaire. Beauté classique aux yeux verts, cheveux d’un noir profond. Femme de tête et tête à chapeaux. Sa forte personnalité fascine Saint-Germain-des-Prés et elle le sait. »
Des cinq inspiratrices majeures de la vie de Pablo Picasso, Dora Maar, née Henriette Theodora Markovitch (1907-1997), fut La femme qui pleure, celle qui ne cessa de se souvenir des années passées auprès de Vulcain.
Photographe de grand talent, amie de Man Ray, Henri Cartier-Bresson et Brassaï, amante de Georges Bataille, fréquentant aussi bien Jacques Prévert et Jean Renoir, qu’André Breton et Michel Leiris, Dora Maar rencontre en 1936, au café des Deux Magots, par l’intermédiaire de Paul Eluard, Pablo Picasso, alors marié à Marie-Thérèse Walter, mère de leur fille Maya.
Leur liaison dure environ sept ans, époque de la création à Paris, dans l’atelier du 7 de la rue des Grands-Augustins, de Guernica, œuvre que la nouvelle muse du peintre photographie au fur et à mesure de son élaboration.

Ravagée par sa rupture avec Picasso, elle sombre dans la dépression. Paul Eluard de nouveau providentiel lui présente Jacques Lacan, qui la soigne par électrochocs à l’hôpital Sainte-Anne, thérapie alors interdite.
Picasso lui achète en cadeau de rupture une maison de maître construite au XVIIIème siècle à Ménerbes, dans le Lubéron, village où elle fait la connaissance du peintre Nicolas de Staël, et de ses enfants.
Ayant abandonné la photographie, Dora Maar trouve dans le catholicisme et la pratique de la peinture un équilibre de funambule, vivant la plupart du temps recluse.
« Dieu seul pouvait succéder à Picasso, se dit-elle à voix basse. On ne perd que ce qu’on possède, mais l’a-t-elle un jour possédé, lui dont la femme était la forme et la maîtresse la couleur. Un couple à trois que l’homme-marinière n’a jamais répudié. »
Après la mort de sa propriétaire, Jérôme de Staël a décidé, précédant la réhabilitation des lieux restés à l’abandon, de photographier la maison qu’il fréquenta durant sa jeunesse, de documenter le passage du temps, de retrouver le fantôme de son occupante, images que l’on peut contempler dans un livre sobrement intitulé Sans Picasso (éditions Manucius, 2017), écrit par l’essayiste et directeur de collection Stéphan Lévy-Kuentz, ami de Pierre Bourgeade et d’Alain Fleischer.
La maison est humide, somptueuse, silencieuse, où chaque fenêtre ouvre sur un paysage intérieur.
Elle est grande, mais Dora n’en occupe qu’une petite partie, à l’étage.

Elle pense aux femmes de Picasso. « Hormis Françoise qui osa s’enfuir, quatre statues, quatre biches dépecées par la dépendance affective : Jacqueline et Marie-Thérèse, suicidées. Olga, devenue folle. Elle, entrée en religion, mystique et poétique. »
Dora Maar peint, mais sans véritablement réussir à s’affranchir de son maître. Encore lui.
Jérôme de Stael photographie la splendeur, la désolation, d’un tombeau, d’une maison-prière.

Non loin de chez elle vit John Rewald, grand spécialiste de l’œuvre de Cézanne, une sommité. Ils se voient. Présence chaleureuse de Douglas Cooper, « Britannique fantasque au ventre de Falstaff et à la voix de fausset, l’homme qui pouvait faire ou défaire une réputation artistique », ami de Picasso, à qui l’on n’échappe décidément pas.
Dora vit de nouveau, glisse parmi les robes blanches de sa penderie, entre les livres de sa bibliothèque (amitié des poètes Pierre Reverdy et André du Bouchet), entre les murs de son domaine désormais ornés de salpêtre.
En postface, Anne de Staël se souvient : « En 1957-58 j’avais quinze-seize ans, Dora Maar nous rendait visite au Castellet. Elle connaissait Françoise de Staël et venait lui dire son amitié en écho à l’admiration qu’elle portait au peintre disparu en 1955. J’observais alors ce qu’était une véritable personnalité dont les traits ont été façonnés au contour d’une histoire singulière… »
La concierge espagnole : « Je n’ai jamais vu une femme aussi fière, elle avait tout pour être heureuse et elle a ruiné sa vie. »
Stéphan Lévy-Kuentz, Sans Picasso, photographies de Jérôme de Staël, postface de Anne de Staël, éditions Manucius, 2017, 84 pages