« Le voyage se passe très bien. J’ai largement la place de m’étendre, j’ai pioncé la nuit dans mon sac. J’étais super pépé et le foie qui tirait un peu. J’ai bouffé que des pommes. Mais ce voyage est nettement vacances. Je suis accroupi sur un plumard et ça roule. Tout à l’heure j’ai fumé une sèche sur le pas de la porte, les pieds dans le vide. On a traversé un grand fleuve où des gosses à poil se trempaient. Tout va bien. Et toi ? » (lettre de Thierry Vernet à Nicolas Bouvier, 24-26 octobre 1954)
Extrait du beau et volumineux La Correspondance des routes croisées, 1945-1964 (Zoé, 2010), Le courrier, la courroie (Zoé, 2017) est un petit livre formidable reprenant la séquence de lettres échangées par l’écrivain Nicolas Bouvier (1929-1998) et le peintre Thierry Vernet (1927-1993) d’octobre 1954 à mars 1955, de leur séparation à Kaboul après quinze mois de voyages depuis Genève (lire le classique du XXème siècle, L’Usage du monde, 1963 chez Droz, 1964 chez Julliard, avant d’être oublié jusque dans les années 1980) à leurs retrouvailles à Ceylan.
Aussi nécessaire à l’aventure que la Fiat Topolino avec laquelle ils iront vers l’Est (Yougoslavie, Grèce, Turquie, Iran, Pakistan, Afghanistan), l’amitié est pour les deux voyageurs un carburant nourrissant un enthousiasmes mutuel, un soutien quand la santé ou le moral défaille, une relance dans l’affirmation des dons artistiques de chacun.
« Mais notre tandem vaut de l’or et il faut compter avec ça dans notre actif. » (Vernet)
« Bien sûr l’idée de faire remarcher notre tandem m’excite beaucoup. Ton travail est un stimulant pour le mien. Par des chemins différents, on poursuit le même objectif. C’est ce qui rend la collaboration et confrontation si dynamique. » (Bouvier)
Descendant l’Inde pour rejoindre son ami, Nicolas Bouvier prend des notes, écrit des conférences, vend des articles, progresse malgré une « énorme peine à pondre », alors qu’installé à Ceylan, à Colombo puis Galle, Thierry Vernet plonge dans la couleur, ne cesse de dessiner, amasse des sensations « pour des années de boulot » : « Dans un pays où il t’arrive de voir l’un à côté de l’autre un bhikkhu [moine bouddhiste] safran vif, un vieux en sarong violet, une jeunesse en sari rose et un mouflet turquoise, le tout sur fond de mer jade et soleil couchant, on devient peintre. » ; « J’ai du boulot précis en vue, une illustration monstre de l’évangile de saint Jean avec bois et grandes peintures qui me prendra tout le temps que tu seras pas là. » (Thierry Vernet se sent de plus en plus chrétien)
Il y a urgence à vivre, à embrasser le monde par tous les sens, et à transmettre le feu.
Bouvier et Vernet sont beat : le verbe est pour eux une source d’énergie considérable. Pour qu’il se mette à vivre, il faut le cogner, le polir, l’aimer.
Kerouac tentait de réinventer l’Amérique (On the Road, 1957), Bouvier et Vernet rêvent quant à eux de réécrire le Livre des merveilles, de Marco Polo, à l’époque de l’asphyxiante culture et du cauchemar climatisé.
Vivre enfin (loin du protestantisme genevois), franchir les frontières, voir, sentir, écrire, peindre, photographier, enregistrer sur le vif la musique comme autant de perles trouvées à chaque étape, voilà l’ambition de deux jeunes gens qui se sont rencontrés au collège en 1940.
« La musique cinghalaise est inouïe, aie des bandes. Mi-Travnik, mi-El Oued, mi-grégorien, mi-chinois. » (Vernet) ; « J’ai arrêté la chiotte, pris des thés avec des millions de stupéfaits, puis fait des photos et des photos qui seront les meilleures depuis Dehli. » (Bouvier) ; « Tout à l’heure je prendrai la voiture pour aller à Worli, dans des slums infects où on vit à quinze par chambre pour enregistrer d’admirables chansons goanese que j’y ai entendues l’autre jour. » (Bouvier)
Vivre oui, mais avec intensité, en accordant son rythme intérieur à celui du monde, et s’ouvrir à la fragilité, se dépouiller de soi-même, envoyer valser les conventions, maigrir.
A Ceylan, Thierry Vernet attend la venue de Floristella, sa fiancée, qu’il doit épouser. Témoin de mariage, Nicolas Bouvier ne doit pas trop lambiner : là-bas l’humidité finit par être un poison.
« Tu ne seras en tous cas pas là avant deux mois pleins. On t’attendra donc pour l’estampillage matrimonial. » (Vernet, le 14 novembre 1954)
A Bombay, le fils du bibliothécaire de la ville de Genève, le rejeton d’une famille érudite pour qui s’ouvrait naturellement la voie de l’université, vit l’un de ses moments de gloire, quand sa Fiat Topolino, entièrement démontée pour être révisée, lui offre les honneurs de la presse (voir les photos où Bouvier, d’une grande beauté, a le teint et l’allure d’un rajah pakistanais).
Bouvier pour Vernet ? Vernet pour Bouvier ? un « vieux frère », un « cher fidèle vieux », un « bon vieux », un « kütchülük, vieux frangin », un « vieux gars », un « vieux con », un « vieux cocoke », un « vieil ange », un « pépé », un « vieux zigue », une « bonne vieille cloche », une « vieille truite », un « trou du cul », soit la formule de l’amitié inconditionnelle.
Yeux écarquillés, langue qui claque, pavillon dans le vent : « Dans le train, hier soir, y avait un gros saint tondu, joker et moustachu auquel tout le monde venait embrasser les panards. (…) Regarde bien, à Dehli la gueule qu’on les écureuils, dans les arbres des avenues. Je sais qu’ils te plairont. » (Vernet à Bouvier, octobre 1954)
Plaisir aussi pour Bouvier d’écrire sans fard des mots d’homme : « Le pichak [chat] est sur mes genoux et m’emmerde, fait un bruit de magnéto et dresse une queue droite comme une bite qui découvre un trou du cul bien plissé et avare. », « Le corps va bien, dans le genre exercice violent, je marche vite et longtemps, bandaisons phénoménales, hélas sans personne qui en profite, mais c’est la tronche qui démissionne. », « Ne pas baiser me manque et me gêne c’est bon signe. », « Et pis faut pas être seul dans la vie mais bien avoir une femme qui vous ressuscite tous les matins la beauté sous les yeux. », « Je vous embrasse, je me réjouis de vous revoir, je ne dirai pas d’obscénité, mettrai pas mes doigts dans mon nez, gagnerai beaucoup d’argent, j’y jure. », « Baiser me manque, ne me manque pas tant dans les couilles que dans le cœur. Baiser est un exercice du cœur. »
La malaria (« le péril jaune ») contraint les deux amis à de grandes prudences alimentaires, et à parer de toutes leurs forces ses attaques pernicieuses : « Boulot, j’ai rien fait encore, tout occupé à ne pas jaunir » (Vernet), « Si la santé va vraiment plus je rentrerai en Europe avec vous quoique j’aie un immense désir de voir le Japon. » (Bouvier), « Alors c’est la jaunisse ! Pauvre gars qui aurait cru. Et ça depuis le début ! » (Vernet)
Constamment en déplacement, Nicolas Bouvier, qui doit « faire du fric », « de l’or », pour payer sa descente, a désormais surtout besoin d’un « hivernage », d’un « pose-cul d’envergure », d’un « ermitage » pour travailler sur le fond, écrire des textes qui compteront : « J’ai une douzaine de trucs en train, très bons, mais il me faut pour les achever ce terrier amical que je n’ai pas ici. »
« Ce qui manque dans le monde c’est les artistes. Vraiment de ce côté-là on est pas soutenu. » (Bouvier)
Partir, écrire, repartir : « Magnifique Khyber, grand, sauvage-sauvage un des bleds les plus lointains que j’aie vus où le moindre éboulis déchaîne des échos tonitruants, et le moteur de la Topo, donc ! » (Nicolas Bouvier, de Dehli, le 13 décembre 1954)
Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, Le courrier, la courroie, ta bonne lettre, préface de Daniel Maggetti et Stéphane Pétermann, éditions Zoé (Suisse), 2017, 160 pages
Le lecteur gagné par l’heureuse contagion Bouvier pourra compléter le voyage en lisant l’excellent Nicolas Bouvier passeur de notre temps (Le Passeur Editeur, 2017), de Nadine Laporte, maître de conférence en littérature à l’université de Pau.
En toute amitié, l’auteure de Cent vues de Shanghai (Gallimard, 1997) parcourt la vie du pérégrin de façon chronologique, restituant le plaisir de la lecture d’un écrivain au chant rare mais chaque fois prodigieux de beauté et d’intelligence sensible – outre les travaux de commandes, trois livres pleinement personnels seulement, L’Usage du Monde, Le Poisson-Scorpion (livres écrits après le séjour au Japon), Le Dehors et le Dedans (recueil de poésies).
Pour Bouvier, écrire et vivre, comme chez Henry Miller (Printemps noir), ne furent jamais séparés « d’un cheveu ».
Lire (Jules Verne, Curwood, Stevenson), regarder à plat ventre des atlas, « s’arracher » au quotidien morne, mortifère, détacher les amarres, apprendre à voyager en s’allégeant, rencontrer le tout-autre, être parfois si heureux que l’on pourrait disparaître dans le paysage. Puis, si l’on en revient, conter, raconter, raboter, aller à l’essentiel par l’anecdote choisie et la découverte des mots justes. Travailler sans cesser à restituer au mieux la saveur du monde.
Nadine Laporte fait le portrait admiratif d’un homme de grande générosité, très curieux, malicieux, pour qui vivre vraiment n’allait certainement pas de soi, fors la recherche d’un émerveillement permanent au contact de ce qui nous grandit en nous amenuisant.
En annexe de son livre, Nadine Laporte s’entretient avec Marlyse Pietri, fondatrice des éditions Zoé ayant publié une grande partie des œuvres de Nicolas Bouvier, et Eliane Bouvier, épouse de l’écrivain.
Eliane Bouvier : « Nicolas a voyagé pour s’alléger. Il voulait être « plus léger qu’une boule de chardon / pour retrouver le vent des routes », comme le dit son dernier poème [« Morte Saison », octobre 1997]. Contrairement à ce qu’on croit, le voyage allège plutôt qu’il n’alourdit de souvenirs, qui sont toujours très passagers. »
Nadine Laporte : « C’est que Nicolas Bouvier rend libre. Le lire, c’est ouvrir toutes les portes du monde. »
Oui, la polyphonie est désirable.
Nadine Laporte, Nicolas Bouvier passeur pour notre temps, Le Passeur Editeur, 2017, 272 pages