
Le paysage est loin de n’être que pure extériorité. Bien au contraire, il se pratique, se vit, s’expérimente, entre accueil et résistance, rejet et appel.
Les dériveurs du collectif Tendance Floue l’ont bien compris, qui depuis Montreuil se relaient pour retrouver par les pieds un état de disponibilité à ce qui est, ou arrive.
Le décor explose, quand le vrai comme moment du faux (Guy Debord décrivant le spectaculaire intégré) s’étend, progresse, se déploie, mettant les larmes aux yeux.
Paraît aujourd’hui le troisième volume d’une entreprise enthousiasmante d’abandon et de réappropriation.

Ce mouvement de réinvention du territoire en lieu de merveilles possibles fut, au début des années 1950, celui des jeunes lettristes, que la ville en sa structure devenant purement utilitariste révoltait, point de vue que développe avec brio le philosophe Bruce Bégout dans Les situationnistes et la question urbaine (éditions Inculte / Dernière Marge, 2017) : « La ville elle-même devient une immense machine à résider, à circuler, à travailler, à consommer. Elle n’est plus le lieu historique de l’émancipation de l’esprit, mais celui de l’aliénation par le travail, les transports, la consommation. Son air ne rend plus libre, il est vicié, irrespirable. Il y règne une atmosphère de résignation et de soumission. »
La dérive est dès lors le plus sûr moyen de combattre l’ennui, de quitter les rives étroites de la raison calculante pour une désaliénation enchanteresse proche de l’ivresse, telle une ascèse dont les surréalistes furent de formidables explorateurs.

Bruce Bégout rapproche « le purisme esthétique de l’architecture moderne » du puritanisme moral et du maintien de l’ordre, qu’il s’agit d’envoyer valser par l’imprévu de rencontres inouïes : « Dès 1952, les jeunes lettristes se lancent dans de longues virées urbaines qui peuvent durer plusieurs jours et les conduisent à se déplacer sans but ni projet, à dériver, comme un bateau ivre, c’est-à-dire à quitter les rives des parcours normaux et à se laisser porter par le courant insouciant des influences passagères et captivantes du milieu urbain. »
Contre les procédures de séparation et de contrôle auxquelles renvoie la réorganisation d’un espace conçu essentiellement pour que s’y épanouisse l’homo oeconomicus, Debord et ses amis proposent donc un autre usage du territoire permettant une ouverture du temps, qui est manière « de se mettre au diapason de cette errance générale des choses et du monde ».

Il y a des passages méconnus autorisant des retrouvailles bouleversantes d’avec le plus vif de l’existant quand se brisent enfin les chaînes topologiques.
Pour Bégout, les dériveurs sont donc des viveurs, au sens de la pensée matérialiste du siècle classique, laissant le paysage nouveau agir sur leurs sentiments, et les modifier en profondeur.
L’extravagance des situations vécues comme non familières (Verfremdungseffekt brechtien) participe donc d’un désensorcellement, d’un déconditionnement.
Construire ainsi des situations – par exemple pour les photographes du collectif Tendance Floue, joindre par les pieds Guéret (Creuse) à Linvinhac-Le-Haut (Aveyron) – est une façon d’autoriser un dérèglement sensoriel, une « surprenance », relevant d’un jeu par nature anticapitaliste.

Pour Flore-aël Surun, Mat Jacob, Kourtney Roy, Pascal Dolemieux, Michel Bousquet (troisième équipe du projet Azimut, en prévoyant six) partis sur les routes de France, il ne s’agissait bien évidemment pas de se divertir, mais, par le sérieux d’une action ludique, de retrouver en soi, ou pas (c’est après tout un pari), le libre exercice d’une sorte de « flânerie magique », dont chacun, par son esthétique particulière, pourra tenter de rendre compte au mieux.
Il y a donc ici de l’étrange, de la surprise, de l’inédit, et de la banalité extraordinaire.

Flore-aël Surun photographie des frondaisons tombant dans l’eau façon test de Rorschach végétal, traverse des forêts de Douglas, ressent le besoin de prier en marchant.
Le paysage bruit de présences invisibles, d’esprits, d’yeux qui épient ou interrogent.
Elle écrit en liminaire : « Je me sens au bout du monde, avec moi-même, cherchant mon chemin. »

Au cœur ouvert les êtres du monde discret se manifestent, parlent, écoutent.
Le voyage de Flore-aël Surun est chamanique, initiatique.
Une plume de buse, une couverture de survie, une tente, une polaire, un feu, des hêtres. Les éléments sont posés, et tout peut arriver si l’on a confiance.
Mat Jacob arrive en bondissant, se met torse nu, danse dans la boue, fait tomber la pluie.

Dans le sac à dos, il y a le volume L’Insurrection qui vient, et dans les bois des arbres tronçonnés pour monter des barricades.
Avec Mat Jacob inventant la lutte des Oupas sur le plateau de Millevaches, la révolution sera joyeuse, ou pas, appelant au rassemblement de toutes les bovins camarades pour le jour du grand chambardement/meuglement.
La subversion est affaire d’images, de représentations, mais aussi de langage (confié au lexicologue José Chidlovsky) : « Lorsque l’Oupas vieille jeûne, l’Oupas jeune petit déjeune. Mais aussi, lorsque l’Oupas jeune jeûne, l’Oupas vieille veille. »

Des arbres sont tombés, aucune raison pour que l’émeute n’enflamme pas la plaine.
Passe Kourtney Roy la plus américaine des photographes canadiennes du collectif. Avec elle, c’est Corrèze on the beach, des petites robes à fleurs, des coiffures permanentées et le jeu des autoportraits fictionnels.
Tulle en couleurs, ce sont les années 1960 for ever. Pas facile cependant de marcher en cambrousse quand on aime les talons hauts et la drague en terrasse.

« Fini la plage, back on the road », proclame Pascal Dolemieux, rendant par ses images un culte au soleil créateur. Soleil tombé, levé, effacé, relevé.
Sur la route il y a des ombres, des inventions d’art conceptuel, des traces archaïques.
Sous la route il y a des grottes, des abris primitifs, des gouffres parfois.
Pas question d’installer son paddock à Padirac, les copains attendent.
Tiens, voilà Michel Bousquet, ou Georges Braque, comment savoir ?
Aller vers l’Est, marcher à contrejour, photographier ce qui vient comme une rencontre majeure (un groupe de pèlerins, un vase, une araignée), réfléchir, s’arrêter, lire, ne rien savoir, tout savoir, recopier : « Je n’ai jamais pu discerner un commencement d’une fin ».
Le voyage prend fin.
Bien sûr, c’est une illusion.
Suite au prochain numéro.
Bruce Bégout, Dériville, Les situationnistes et la question urbaine, éditions Inculte / Dernière Marge, 2017, 96 pages
Flore-aël Surun, Mat Jacob, Kourtney Roy, Pascal Dolemieux, Michel Bousquet, Azimut, texte de Cécile Cazenave, volume 3, 2017 – 300 exemplaires
Liste des photographes participant au projet Azimut :
Pascal Aimar ● Thierry Ardouin ● Denis Bourges ● Antoine Bruy ● Michel Bousquet ● Guillaume Chauvin ● Gilles Coulon ● Olivier Culmann ● Pascal Dolémieux ● Bertrand Desprez ● Gabrielle Duplantier ● Grégoire Eloy ● Laure Flammarion ● Léa Habourdin ● Mat Jacob ● Marine Lanier ● Stéphane Lavoué ● Julien Magre ● Bertrand Meunier ● Yann Merlin ● Meyer ● Julien Mignot ● Marion Poussier ● Kourtney Roy ● Mouna Saboni ● Clémentine Schneidermann ● Frédéric Stucin ● Flore-Aël Surun ● Patrick Tourneboeuf ● Alain Willaume