
Terres Basses, de Gabrielle Duplantier, est un livre de deuil et de reconstruction, une œuvre abrupte et splendide imposant un vaste silence intérieur.
Le merveilleux des paysages nocturnes est de l’ordre de l’effroi comme du soulagement, quand la poésie des images dilue un peu la douleur.
Terres Basses est une boussole affolée, mais aussi un guide pour traverser la nuit.
L’art est ainsi pour Gabrielle Duplantier un principe d’accueil et de métamorphose, témoignant des territoires mouvants de l’intime avec la force odysséenne de son histoire propre.

Votre deuxième livre publié aux éditions Lamaindonne, après Volta (2014), s’intitule Terres Basses. Pourquoi ce choix ? La géographie dans le lien terre/homme est-elle au cœur de vos préoccupations ?
Les Terres Basses sont pour moi le symbole d’une terre à redresser, d’un état d’être à sauver, à transcender, c’est d’un sens très intime : après la mort de ma mère, et ses désastres corrélatifs, j’ai eu cette image très nette en tête que je devais reconstruire ma ville, les immeubles, les ponts, remettre des gens dedans, puisque tout était par terre. Comme la ville, j’ai dû essayer de me relever. Les Terres Basses, c’est aussi quelqu’un qui regarde le monde depuis le ras du sol avec incertitude et désir, qui balade ses yeux au dehors pour retrouver sa voie.

Vous avez décidé qu’aucun texte ne s’ajouterait à votre livre, offrant à votre spectateur une pleine immersion dans vos images, quand Volta était accompagné d’une méditation de Maylis de Kerangal, et La mer console de toutes les laideurs (éditions du Cairn, 2012) d’un propos de la Bayonnaise Marie Darrieussecq. Que comprendre ?
Ce livre s’est fait de façon abrupte, et dans un contexte très émotionnel. Avec David Fourré (éditeur de Lamaindonne), notre volonté était de faire un livre d’images expressives, qui ne nécessitent pas d’explications. L’histoire qui anime cet ensemble devait rester sourde. Si un texte était écrit, nous avons pensé que seule moi pouvait le faire, mais j’ai trouvé cela trop difficile et impudique, et en fin de compte inutile. On souhaitait que les images s’expliquent seules et surtout ensemble.

En fin d’ouvrage, il y a cette citation énigmatique d’Alberto Rosa : « Life is the Light in Matter. » Pouvez-vous la déplier un peu ? Qui est son auteur ?
Alberto était mon oncle adoré, une personne rare et puissante, un grand poète, fou génial, tendre, intelligent, irrationnel, volcanique, il me manque des mots. Il a écrit cette phrase sur un dessin peu de temps avant de nous quitter il y a peu. Cette phrase est devenue simplement l’épigraphe du livre, mais à la fin.

Comment avez-vous construit Terres Basses ? Y a-t-il un chemin de lecture précis dans l’ordonnancement des images ou les possibilités de constructions narratives sont-elles très libres ?
Je dirais que tout se situe dans sa construction. J’avais une centaine de photographies décousues entre elles, réalisées pour la majorité depuis 2014, des années où j’ai en réalité relativement peu produit pour moi, et quelques-unes retrouvées du passé. Nous nous sommes revus avec David, alors que je n’avais pas les idées très claires. C’est en parlant avec lui de la nécessité de faire un livre, à partir de ces photos inscrites dans leur contexte, que tout le sens a surgi, et qu’une évidence est apparue. David m’a fait des propositions de sélections et de narration. J’ai été très émue de voir à quel point il avait saisi mon histoire. Il a su transformer un certain chaos en une structure poétique.

Qu’attendez-vous de la nuit et du noir & blanc ?
Je ne suis pas une noctambule, je sors peu la nuit, je ne suis pas très à l’aise, mais je remarque que les paysages dans la nuit me fascinent et m’électrisent, tout semble plus merveilleux. Les figures et bâtisses arrachées à l’obscurité deviennent monumentales voire mystique à mes yeux. Le noir et blanc est devenu un automatisme, je ne me pose pas la question, il m’aide, c’est certain, à créer une distance par rapport au réel, car je ne cherche pas à capter la réalité.

N’avez-vous pas essentiellement photographié un domaine, une vaste propriété, qui pourrait être à la fois de l’ordre d’une mémoire personnelle et d’un conte ?
Oui, c’est à peu près ça. Il y a dans le livre beaucoup de représentations du lieu où j’ai grandi, la maison, des refuges que j’ai trouvés, et des gens qui étaient là. Quasiment toutes les images expriment des affections fortes, des symboles, des sensations et les pas d’une transformation au sein de ce cocon.

Quelle serait la bande-son idéale pour accompagner Terres basses ?
Il y aurait de la guitare classique, de la musique classique, du death metal, de l’électro douce , de la country, et du fado, entre autres.

A quoi pensent vos personnages, qui sont d’une noble gravité ?
Je les souhaite le plus intériorisé possible, dans un point d’oubli ou tout peut arriver, dans une indifférence du dehors, alors dans l’anti-pose, l’anti-séduction. Je veux qu’on ne me vois pas dans leur regard, qu’ils soient seuls.
J’aime beaucoup rire, mais je n’ai pas d’humour en art. J’ai besoin d’exprimer la gravité et le poignant de la vie, la fête en larmes comme écrivait d’Ormesson. C’est ma soupape.

Pourquoi aimez-vous tant portraiturer les femmes ?
Avec la nature, ça reste le sujet privilégié des artistes je crois, de tous temps. De mon côté, je photographie naturellement mes amies et proches, les femmes avec qui je passe du temps.
J’ai certes une fascination pour la beauté en général, et pour la femme dans le sens de l’icône, de l’archétype féminin. Quand je peignais, je peignais aussi des femmes, et des autoportraits, ce qui doit expliquer quelque chose.

Il y a dans votre livre des marques de religiosité. Dieu est-il encore présent dans les territoires que vous avez arpentés ?
Pas plus qu’ailleurs, Dieu est là pour qui le souhaite, les images de la religion nous entourent plus qu’on ne voit. Je ne peux pas expliquer mon attrait pour cette iconographie et ses personnages. J’ai chez moi quasiment une vierge par pièce, et un beau Christ en poster dans ma cuisine. Je me réfrène même d’en posséder plus. La foi que je cultive est un mélange personnel de nombreuses idées, de ce que j’ai compris, et qui m’apaise. Cultiver le sacré dans mon quotidien a toujours été vital.

Votre pratique photographique est-elle quotidienne, voire compulsive, ou strictement délimitée dans le temps pour un projet ?
Elle l’a été parfois, mais en ce moment elle n’est ni quotidienne ni compulsive, mon inspiration est fragile, je viens de faire un livre, j’ai pas mal travaillé pour des commandes spéciales et j’aime beaucoup ça, parce qu’elles m’obligent à me confronter à cette question de savoir où j’en suis et de ce que je peux encore ressentir devant le monde. Je vais probablement devoir voyager loin de mon jardin où je commence à me sentir un peu à l’étroit.

Vous vivez, comme l’écrivain Marie Cosnay et la photographe Emmanuelle Gabory, à Bayonne, non loin du plasticien/écrivain Pascal Convert, et d’un autre écrivain d’importance, Mathieu Terence. Y aurait-il une spécificité bayonnaise ? Que représente le pays basque pour vous ?
C’est le lieu où j’ai décidé de vivre il y’a quelques années après des séjours dans des grandes villes que j’ai fini par fuir. C’est ici que j’ai grandi et je m’y sens chez moi, en sécurité. Je pars souvent et je suis toujours heureuse de rentrer. Bayonne est une petite ville belle et calme, proche de la mer et des montagnes. La vie y est plus simple que dans les capitales, on s’ennuie un peu c’est sûr, mais le vide m’est fécond, je crois.

Vous avez publié récemment dans les revues Jef Klak, Halogénure et Bad to the bones. Seriez-vous une photographe underground ? Comment définiriez-vous ce terme ? L’adjectif intimiste vous convient-il ?
C’est que l’underground, comme vous dites, me propose des choses. Je n’y suis pour rien. Cela dit, si on comprend ce terme comme les mondes souterrains ou en marge, il y a des correspondances avec l’endroit où je me situe malgré moi. Je travaille beaucoup dans mon coin, et souvent pour peu d’argent, mais je m’applique à mettre de plus en plus la tête dehors et c’est très bien.

Comment avez-vous été amenée à donner une image pour la couverture du livre de Doris Lessing en Livre de Poche, Mémoires d’une survivante (2016) ?
C’est une agence qui distribue certaines de mes photographies. De temps en temps, j’illustre de beaux romans grâce à eux, et j’aime beaucoup quand ça arrive.

Quelles images montrez-vous dans l’exposition Eyes Wild Open dont Marie Sordat est commissaire au Botanique de Bruxelles (du 22 février au 22 avril 2018) ?
Dans cette immense exposition, chacun a été invité à montrer les images emblématiques de son travail, extrait de toutes séries, et de toutes époques. Marie Sordat a veillé à la cohérence de l’ensemble ensuite, en modulant les sélections. Le Musée Botanique, comprenant un superbe jardin, est un site magnifique. C’est un honneur d’être exposée parmi tant de grands photographes. Le vernissage a été l’occasion de retrouvailles et de rencontres très émouvantes. Marie et son équipe ont effectué un travail titanesque.

Quels liens photographiques gardez-vous ou construisez-vous avec le Portugal ?
j’aime viscéralement le Portugal, j’y voyage depuis l’enfance en famille pour visiter ma grand-mère qui vit là-bas. Elle est née aux Açores. J’ai commencé à faire des photos dans ce pays assez tard finalement. Aujourd’hui, j’y retourne dès que possible, à la fois pour apaiser mon cœur, et aussi pour y faire des photos. C’est un pays d’une douceur infinie et humble, on trouve encore des endroits complètement hors du temps où les gens vivent comme par le passé. Je voudrais y résider davantage évidemment, traîner par les champs et les villages ou explorer mieux Lisbonne.
Propos recueillis par Fabien Ribéry
Gabrielle Duplantier, Terres Basses, éditions Lamaindonne, 2018
