
Publié dans la collection Opus incertum créée en 2016 avec Jean-Christophe Bailly, le deuxième livre d’Hanns Zischler aux éditions Macula, après Berlin est trop grand pour Berlin, met en regard croquis manuscrits indiquant des itinéraires, des informations dessinées, et textes sous formes de récits, de fragments de mémoire les accompagnant.
Loin de l’entreprise d’effacement des outils numériques, il s’agit bien au contraire ici de faire parler les indices, et d’observer nos propres traces graphiques avec l’œil amusé d’un archéologue du futur, de suivre des pistes – Jean-Christophe Bailly évoque « une poétique de la notation » -, d’arpenter un espace imaginaire, de faire des détours, de s’enchanter des miettes.
Aux chemins de papiers se superposent des routes d’écriture, proposant d’entrer dans une flânerie benjaminienne, ailes déployées, yeux effarés.
La littérature permet-elle de s’orienter lorsque l’on a perdu la signification des itinéraires griffonnés ?
Saturée de signes, la ville n’est-elle pas davantage une énigme, voire une abstraction, qu’un réseau de parcours bien identifiables ?
L’âme errante que poursuivait Breton ne cesse peut-être encore de flotter.
Pour l’auteur de Kafka va au cinéma (édition des Cahiers du cinéma, 1996), les bouts de papier « sont des compagnons qu’on braconne, qu’on arrache aux situations établies. Leurs cols effrangés trahissent leur provenance, bloc à spirales ou calendrier qu’on effeuille. Saturés de caractères, déjà maculés, ils fuient à toutes jambes l’imprimé. S’ils ont parfois l’épaisseur du papier à la cuve, ils retournent vite se vautrer quelque part, voyous tatoués, tamponnés ou imbibés de filigranes phtisiques, loin des livres. »
Ici, les mots suivront les sillons d’encre, pour révéler leurs secrets, mais aussi les inventer.
Envoyés au rebut de l’Histoire, les chiffons s’attardent encore un peu dans les récits éparpillés de l’écrivain allemand.
La mémoire est une boule de filaments contenant des lumières.
Le narrateur/promeneur est à Munich, Sofia, Prague, Belgrade, Paris ou Tokyo, à la recherche d’un album du maître japonais Jiro Taniguchi, ou tout autre chose, notant des numéros de téléphone, des noms, des phrases, des adresses.

Les supports se mettent à parler, grande enveloppe, couverture d’un scénario, feuilles volantes froissées/dépliées, nappe en papier.
La fragilité de l’archive est une métaphore de notre propre précarité ontologique.
Quels rapports entre ces cartes mentales dessinées avec fièvre et la réalité à étreindre, la pluie sur le macadam, l’imperméable d’une passante à la nuque dégagée ?
Nous n’avons jamais quitté la grotte de Lascaux, et continuons à nous rassembler autour de quelques lignes de couleur, dans la chaleur des regards et des mains entrelacées.
Nous échangeons des mots, des cartes postales, des réseaux de signes ésotériques.
Livre de nature hybride, I Wouldn’t Start from Here organise des rencontres savoureuses, entre citations en rouge (de James Joyce, Marina Tsvetaeva), textes en noir, et traces iconographiques de diverses natures, dont l’organisation formelle méticuleuse peut donner le sentiment d’une production d’Art brut.
On découvre à la fin de l’ouvrage les croquis étonnants du botaniste et écrivain Adelbert von Chamisso (1781-1838), pour qui la poésie était visiblement la voie d’une science supérieure.

Il n’est surtout pas question avec cet éminent esprit de trouver son chemin, mais bien plutôt de le perdre méthodiquement.
« Ces ornements rectangulaires, on pourrait les appeler un « code pour de faux » – pour que l’enfant ait un nom. Et ce sont d’ailleurs les enfants, et à l’occasion les écrivains, qui s’inventent des idéogrammes – des signes et des séries de lettres indociles, fantaisistes, qui s’emboîtent les uns dans les autres et se moquent de toute sémiotique, de toute littéralité et de toute ressemblance. Et à l’inverse, c’est la régularité observée ici avec scrupule et pourtant aveugle, c’est l’ordonnance et l’alignement schématiques qui exigent qu’on leur donne sens. »
Au lecteur donc de suivre à présent le vol des chouettes aveugles dans les forêts des villes, et jusqu’aux lacs d’altitude des confins mentaux.
Hanns Zischler, I Wouldn’t Start from Here. Histoires égarées, préface par Jean-Christophe Bailly, traduction de l’allemand par Jean Torrent, éditions Macula, 120 pages