La littérature comme extension du domaine du free jazz, par Jacques Sicard, écrivain

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Jacques Sicard, vous connaissez ? Peut-être un peu, mais sûrement très mal. Tant mieux, vous allez encore être surpris par les éditions Tinbad qui décidément ne publient comme personne les noms qui font trembler les marges.

Premier livre composé comme tel dans son entièreté, Suites chromatiques est décrit ainsi par son auteur : « Voici un ensemble de textes. Composé de 10 suites, appelées Suites chromatiques, titre éponyme du recueil – en libre référence à l’échelle musicale du même nom. Chaque suite s’articule sur douze fragments (7 tons et 5 demi-tons). Pour filer la métaphore, il y a l’effort pour créer une tension entre thème et improvisation. Le thème étant les films de cinéma et le cinématographe en tant qu’art et technique (écriture à partir des films, sans que ceux-ci ne soient qu’un prétexte) ; l’improvisation venant d’horizons aussi différents que la peinture, la danse, la littérature, la photographie, la poésie et, surtout, le jazz. L’idée étant de faire en sorte que le thème, cessant d’être la condition mélodique, harmonique, rythmique où toujours revenir, devienne un aspect changeant de l’improvisation libérée de toute tutelle. Atteindre au sommet Free. C’était le vœu – l’ai-je exaucé ? »

La suite numéro 1 s’appelle Amercoeur.

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Elle commence par le film du cinéaste poète catalan Albert Serra, La Mort de Louis XIV : le roi a la « gueule ouverte » sur son lit d’agonie (cette bouche béante est le centre de la France, le centre du monde).

Séquence 2 de la suite 1 (il y en aura dix), autre page (les textes sont courts) : joue du saxophone Julien Louriau (clarté inattendue, inouïe, dans le rauque).

N°3 : apparition du Faust de Murnau (nos corps sont doubles, il y a l’incarné et le limbique, ce sont les deux corps du roi).

N°4 : air de Coltrane (comment l’esprit vient aux notes et les mots à la bouche).

N°5 : La Mort de Louis XIV again (l’œil du roi, l’œil de l’âne, la peau donnée au peuple).

N°6 : City Life de Steve Reich (de la persistance rétinienne des sons).

N°7 : Van Gogh, de Pialat (la scène du bordel, mais c’est Fort Apache bien sûr)

N°8 : set de jazz de Kyle Eastwood et de son batteur Chris Higginbottom (cogner la peau des tambours, pas d’autre morale).

N°9 : à propos du sang au cinéma (le baiser de la mort offre un surcroît de vie).

N°10 : voix de Pasolini (oui, il est possible d’avoir vraiment vécu).

Voilà, ça continue de cette façon avec neuf autres suites de proses poétiques, qui sont des concentrés de réflexions, sensations, intuitions, sans que l’on puisse prévoir, comme dans le free jazz, quelle ligne succédera à quelle autre, le principe étant celui de l’intelligence des associations sensibles et savantes.

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On retrouve ça et là des noms (Murnau), des thèmes (le sang), des obsessions (le cinéma d’auteur – Lynch, Kubrick, Diaz, Rivette, Smith… – comme possibilité de monde dans le démonde).

« Je viens de revoir en DVD Inland Empire, dernière réalisation de David Lynch, qui remonte à 2006. / extrême est la puissance de fascination de cette œuvre, qui avance avec une lenteur chronophotographique terrifiante, œuvre moins difficile à comprendre qu’à penser. / Je m’explique : il est aisé de comprendre ce qui s’y passe, à savoir la dissolution de la singularité humaine dans le bouillon des images aussi bien extérieures qu’intérieures, sa réduction au sens alimentaire (mais sans la saveur associée à l’opération) dans l’Empire Imaginal ; il l’est moins de penser ce mouvement, c’est-à-dire de le conceptualiser, soit d’en déterminer les caractéristiques, d’en chercher les fondements, d’en envisager les possibles devenirs. / Peut-être, commencer à le penser, serait de tenter de le décrire. »

Les proses chromatiques de Jacques Sicart obligent à une lecture un peu animale, instinctive, sensitive.

Des textes d’une page comme des shoots, des éclats de voix, une musique brute et raffinée.

On le voit, on le lit, l’inconscient de Jacques Sicart est structuré comme un langage : « Avec nos pores dilatés, les cicatrices de petite vérole, alliés à quelques grains plus fins, avec nos visages cagoulés de gras, voilés de sueur et de nuit, qui portent en compte le mensonge de leur jeunesse et flottent comme des pendus à l’envers, nous entrons vivant dans la paix impie des cimetières. Ultime générosité formelle de Cassavetes. »

L’esprit animant la culture est l’inaperçu d’un chant nègre.

Autour du feu, Jonas Mekas danse nu avec Pierre Bergounioux transformé en papillon de nuit.

9791096415168

Jacques Sicard, Suites chromatiques, éditions Tinbad, 2018, 152 pages

Editions Tinbad

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Se procurer Suites chromatiques

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