
« 1956. J’ai 8 ans. Je suis dans le bureau de mon père où j’écoute la radio. Ce jour-là il était question d’affrontements violents dans les rues de Budapest. Le speaker parlait de heurts entre des groupes d’adolescents et des chars soviétiques. C’est mon premier contact direct avec l’Histoire et la violence d’une révolution. Cela sa fait grâce à la radio, sans images, seulement des mots et du bruit. »
Stéphane Duroy est un photographe passionnant – treize livres depuis 1986 -, travaillant la triple question de la mémoire de l’Europe, de l’exil et de la place des hommes dans la broyeuse de l’Histoire.
Son œuvre se déploie depuis plus de quatre décennies, sans craindre les expérimentations formelles, en témoigne la transformation inlassable de ses propres ouvrages, notamment le livre Unknow (2007), décomposé/recomposé jusqu’à l’épuisement, au total quarante fois.

L’ambition est de ne surtout pas figer les images, mais de les mettre à la besogne, de les bousculer, de les dérouter, de les violenter, afin d’en faire entendre le cri inaperçu.
En 2017, cet homme franc, à la belle réputation d’intransigeance, montrait l’étendue de ses recherches au BAL (exposition Again and again), où l’on comprenait que l’artiste photographe se doublait d’un peintre intranquille, d’un plasticien ne pouvant se satisfaire du statu quo images.

Ex-photographe de presse (pour les agences Sipa, Rapho, VU’ ; pour le magazine allemand Stern), Stéphane Duroy est à Berlin, à Dublin, en Grande-Bretagne (de 1977 à 2002), aux Etats-Unis, partout où il perçoit que l’Histoire est un monstre froid déchirant les chairs.
« Berlin est un coffre ; un laboratoire où reposent les virus du XXe siècle. »

Dans son work in progress radical, il impose un silence de fond, attaquant, brutalisant, malaxant formellement la photographie pour en conjurer la part d’impuissance, peut-être.
Stéphane Duroy s’affronte au mal, métaphysique, à la destruction comme moteur de toutes choses, ne cessant de se demander, à la façon du poète Hölderlin, ce que peut l’art en temps de détresse.

Le photographe, qui aime les lumières du Nord, fait de chaque image un théâtre où éclatent finement couleurs et pulsions, ennui et angoisse, dans une tension constante enter cri et aphasie, ou chuchotements d’effroi.
Paraît aujourd’hui chez Filigranes, après Quel temps il fait, Stéphane Duroy ?, opus d’Ezra Nahmad interrogeant l’ouvrage L’Europe du silence (2000), un livre d’entretiens avec Sophie Bernard, auteure en 2015 de Rencontres avec Guillaume Herbaut.
Il se lit comme un roman parcouru par une fièvre contenue, et un puissant sentiment de liberté.

« Ma méthode de travail, c’est l’éternel retour. Je reviens sur les lieux inlassablement parce que chaque retour est un approfondissement. Le temps long permet d’éliminer l’exotisme. »
On y apprend évidemment beaucoup de choses, notamment sur ses références et inspirations premières (Cendrars, Antonioni, Bergman, Buñuel, Céline, Crevel), mais l’important est moins dans l’accumulation du savoir que dans le souffle refusant la routine, le besoin de déplacement, physique et psychique, l’acceptation de l’acte de transgression inhérent à sa façon de témoigner du chaos en cours.

Ponctué d’images légendées, cet ouvrage d’entretiens est une excellente introduction à l’œuvre d’un artiste de nécessité, photographiant avec parcimonie et dont la parole est rare.
« Ce qui fait qu’un photographe est meilleur qu’un autre, c’est son degré de lucidité. La qualité du regard est tributaire de l’expérience. Or, comme je ne me suis jamais senti intégré, j’ai toujours eu une position d’observateur. Je n’étais pas acteur, alors j’observais. »
Le travail de Stéphane Duroy s’apparente à une ascèse impossible, une volonté d’introspection par le prisme de situations regardées longuement.

La Shoah reste pour lui l’événement traumatique fondamental des Temps modernes, une fracture irrémédiable, un trou noir happant les dernières illusions humanistes.
Conscient de la fonction documentaire de la photographie, Stéphane Duroy interroge sans relâche le destin du XXe siècle en des livres dont le corpus d’images dépasse rarement la vingtaine d’occurrences, notamment le princeps L’Europe du silence.

« Deux fois au cours des cinquante dernières années, confie-t-il à Sophie Bernard, la photographie m’a permis de me libérer. A partir de 1974, grâce à elle j’ai pu m’exprimer, gagner ma vie et ne faire que cela. En 2009, la destruction du livre Unknown m’a donné l’énergie de remettre en question mon utilisation de ce médium. Et, grâce à une relation directe et concrète avec la matière, de pouvoir libérer la violence de mes pulsions autrement qu’en pressant sur un bouton. »
Sophie Bernard, Rencontres avec Stéphane Duroy, Filigranes Editions, 2019, 128 pages
Ezra Nahmad, Quel temps il fait, Stéphane Duroy ?, Filigranes Editions, 2017, 64 pages
Stéphane Duroy est représenté par l’agence VU’
Un photographe passionnant, mélancolie, tristesse, solitude …
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