« Je suis entré dans la saison du saisissement, qui est la saison du dessaisissement. Séparé de ce que je croyais être moi et qui me donnait contenance et chaleur. Désemparé, sans rempart. »
On peut s’alarmer et s’agacer de l’antienne de la disparition progressive des « racines judéo-chrétiennes de la France » et de la destruction des petits pays (le génie des terroirs, des territoires, de la terre), mais on peut trouver aussi admirable, quand la langue est là, sachant être à la fois lyrique et sèche, le cri d’un homme souffrant en sa chair de l’humiliation des siens et de la désertification des campagnes.
Savoir quel est son nom, où l’on est né, ne rien oublier de ses parents, est pour Jean Clair, écrivain, ex-directeur du Musée national Picasso-Paris, académicien, une puissance de fécondité.
Le propos est d’un conservateur. Le mot charrie de la rigidité, de la stricte observance, il n’est pas très sexy. Pourtant, c’est aussi un beau mot, qui dit l’effort d’une forme, d’un souvenir, d’une morale.
Jean Clair, ami du peintre Zoran Music, a cru en l’art, avant de s’apercevoir qu’en ce domaine également le néant fait sa loi – commerce largement sous la coupe des voleurs et des incultes.
« J’avais voulu me confier à l’art, j’aimais l’art, et fréquentais la compagnie des artistes. Je croyais voir dans leurs créations, comme dans les images pieuses de la ferme ou dans les effigies des églises, une présence humaine plus douce et plus aimable que celle des mots autoritaires des études et des enseignements des Ecoles. Le tableau peint, la sculpture façonnée étaient confort, réconfort, apaisement, repos indéfiniment redonné. Ce que mes origines m’avaient interdit, la maîtrise des mots, l’élégance des tournures, la modulation des paroles, la rapidité des réponses, la subtilité des esquives, tout ce jeu mondain et subtil des sociétés dans lesquelles il me faudrait vivre, et dans lesquelles, embarrassé, confus, il me faudrait trouver des assises, l’art me les offrirait, en silence et en abondance… »
Au soir de sa vie, alors qu’il ne reconnaît plus son corps et que tout lui échappe, Jean Clair se souvient, s’émeut de la violence de la falsification, enrage.
La Mayenne de son enfance n’est plus, tant de fois violée, méprisée, brutalisée, dépouillée, spoliée, vandalisée (pages magnifiques – chapitre 5).
Nous avons rompu le lien avec le monde animal, préférant l’industrialisation de la mort à la délicatesse envers le pleinement vivants, nous sommes maudits : « Ce n’était pas les haies qu’on arrachait, c’est ceux qui, pendant des siècles, les avaient plantées et entretenues, qui furent déracinés. »
Cioran, août 1970 : « La paysannerie française est en voie de disparition. C’est un coup fatal porté à la France, qui perd par là même ses réserves, son fonds. Elle ne s’en remettra jamais. »
Paris brûle, la terre brûle, une voix brûle, dénonçant la licence à tout-va et le règne du consumérisme hédoniste.
« La voyoucratie des plaisirs, son laisser-aller dans une langue devenue un fourre-tout, est de ces phénomènes profonds, lents, qui sont dans une société ceux des désastres – désastres d’un pays, d’une patrie, d’une nation, d’une langue, d’une culture – auxquels seul le feu, allumé par le hasard malheureux ou bien par une intention maligne, célébrant la puissance vengeresse des dieux, alimenté, nourri par tous les déchets d’une modernité agonisante et les humeurs des intestins, mettra fin. »
Le ton est d’un imprécateur ou Réformateur du XVIe siècle, quand chaque concept peut aussi être déconstruit (patrie, nation, culture…), mais pourquoi pas ?
Tout est à vendre, à saccager, à liquider.
C’est une guerre sans nom.
« Vers quel pays faire retour ? Et sinon, vers quelle langue, dans l’effondrement de celle qu’on m’avait apprise, dans l’ignorance et le mépris des mots et des syntaxes ? Pas d’année prochaine à Jérusalem. Tous mes aïeux sont morts et enterrés, et leur pays natal a disparu. »
La France serait-elle devenue somnambule ? Qu’est-ce même que ce nom ? Un musée occupé par les marchands d’un temple vidé de son autel ?
« J’ai fini par haïr les musées auxquels j’ai consacré ma vie. Ils illustrent trop bien l’échec de notre temps. A quoi bon constituer les collections d’art primitif, les quatre-vingt-dix mille objets ou plus venus d’Afrique ou d’ailleurs que conserve Branly et qu’on prétend aujourd’hui restituer ? Des œuvres d’art ? La notion étant inconnue de ceux qui les façonnèrent : masques rituels, objets cérémoniels, c’étaient des instruments de culte, que les tribus détruisaient, que l’on brûlait, après qu’ils avaient servi. Seule la curiosité des Européens permit de les sauver, de les conserver, de les classer, de les inventorier et de les exposer. »
Quelle foi possible aujourd’hui ? Quelle rédemption ? Le Smartphone est-il notre ultime objet de culte ?
Terre natale n’est pas un livre aimable, il énerve, énervera, ou ne sera tout simplement que très peu lu, à peine ouvert. Trop d’amertume, trop d’échecs, trop de réaction.
Il est cependant de ceux avec lesquels discuter, contre lesquels se battre, ou simplement, quelquefois, de ceux que l’on admire pour leur obstination, leur fidélité, leur colère.
On peut penser à Bernanos, ce n’est pas, je crois, une mauvaise référence.
S’ouvrant sur une pensée du Talmud de Babylone (« Si je ne réponds pas de moi, qui répondra de moi ? / Mais si je ne réponds que de moi – suis-je encore moi ? »), les Exercices de piété de Jean Clair sont une manière de déplacement du corps dans la voix et le verbe créateur, d’où tout procède.
« Peut-on se présenter devant Dieu en loques ? » Au moment du Jugement, un livre dira la présence.
« Ce trouble que j’éprouve envers moi-même : je ne reconnais plus mes propres extrémités, mes issues, mes ouvertures, mes chemins. J’habite un corps qui m’est si étranger que je ne sais plus comment en sortir – ni comment y entrer. »
Un vide a remplacé le corps, un vide qui parle, inventant le contenu de son musée imaginaire : l’urinoir de Duchamp, Le Cri de Munch, La Noyade de Klinger, un autoportrait de Spilliaert venu d’Ostende, Le Désespéré de Courbet.
Croire en la transparence à soi-même est une illusion de forcené.
Nous sommes opaques, lourds, notre sexe est une pauvre chose, généralement bien décevante. Oui, peut-être, mais il y a la parole vivante, des trésors de culture (Malraux), la foi, le feu, l’incarnation.
« La peinture figurative est une peinture croyante. Je ne me console pas de sa disparition, pas plus que je ne me console de la disparition d’une religion qui, pendant quelques siècles, avait su par sa tendresse colorer notre vie. »
Plus loin : « L’Europe seule, héritière de la piété chrétienne, avait su sauver le visage. »
Ou : « Un siècle qui n’offre pas de grandes figures ne peut guère produire un art figuratif. On n’y trouvera pas de visage pour nous remplir d’admiration ou de peur. A quoi bon figurer personne ? C’est pourtant cette absence qu’affichent sur les murs de leur bureau les tableaux pendus dans le dos des ministres, peintures prêtées par les collections nationales, griffures, taches, dégoulinages, au mieux monochromes, rien sur quoi l’on puisse s’arrêter, retenir ou que l’on puisse aimer, attachements, passions, ambitions, quoi que ce soit de leur propriétaire de passage et de leurs horizons. »
Il y a les pointes, l’ironie, le sarcasme, par exemple contre Venise la prostituée tant aimée, ou Christine Angot et la mode de l’autofiction : « La littérature d’aujourd’hui qui se dit réaliste, et d’un langage souvent si cru, n’est pas moins conventionnelle que les bergeries du XVIIIe siècle. Les héroïnes émancipées, délurées et volontiers obscènes, racontant leur premier viol par leur père, et les hommes désemparés et geignards qui sont à leur merci, ne sont pas moins convenus que les bergers bouclés qui jouaient du chalumeau et les pastourelles qui dansaient sur les pelouses au milieu d’agneaux blancs.»
L’écriture est solitude, dialogue avec les morts, scriptomancie.
Elle est d’un homme de haute culture ayant lu Rilke, Freud et la Bible.
La loi du diariste passé par l’analyse est celle de Bach : « Ich sreibe jeden Tag eine kleine Fuge für den lieben Gott. » (Chaque jour j’écris une petite fugue pour le Seigneur bien-aimé)
Fin du chapitre XI : « A onze heures, alors que j’allais m’endormir, Laura est venue près du lit et m’a dit : Michel Tournier est mort tout à l’heure… »
A propos de ses parents : « Tous deux sont morts comme ils avaient vécu, victimes de la guerre sournoise et interminable, la guerre de la pauvreté. Cette dureté-là, la dureté de la mort des pauvres, la dureté de ceux qui ne meurent pas chez eux, mais loin de leurs proches, est la dureté des guerres. Un mort à la guerre n’est pas un mort comme un autre, il ne ressemble pas aux autres. On ne l’a pas vu mourir et il n’a été l’occasion d’aucun apparat. Les pauvres meurent toujours en terre étrangère. »
Terre natale, dans son désemparement même, et ses égarements d’antimoderne (paragraphes injustes concernant le football, théorie fumeuse du « Grand remplacement», propos barrésiens accusant paradoxalement un goût de délectation morose pour la décadence) est d’un grand vivant vomissant les tièdes.
La Révolution ? « Catabase sans anabase. »
A lire et déguster comme tel.
Jean Clair, Terre natale, Exercices de piété, Gallimard, 2019, 420 pages