
Poursuivant son travail sur les confins et les énergies premières, Juliette Agnel a découvert au Soudan, sur le site mythique de Méroé, un terrain de recherches et de méditation exceptionnel.
Ses images de pyramides noires attirant à elles l’ensemble du ciel constellé de points de lumière sont fascinantes, et invitent à reconsidérer notre place dans l’univers, et la fable de l’Histoire.
L’impression est ici de s’approcher du foyer très vivant d’un secret ésotérique, liant la conscience à l’inconnu.
Par la photographie, Juliette Agnel interroge avec merveille la question des origines.
En ces déserts qu’illuminent des myriades d’étoiles, comment penser que nous sommes seuls ?
Lorsque l’art relève d’une telle puissance de voir, il n’est plus permis de douter.
On lira dans l’entretien qui suit des propos magnifiques.
Excellente année 2020 à tous !

Dans quel cadre votre voyage au Soudan a-t-il été organisé ? Il semble que l’archéologue Charles Bonnet vous ait ouvert de nombreuses portes.
Je suis partie grâce à Chantal Colleu-Dumond, directrice du Domaine de Chaumont-sur-Loire. Lorsque nous préparions l’exposition des Portes de glace en 2018-2019, elle a eu comme un flash et a pensé à me faire partir au Soudan. Elle rentrait d’un voyage au nord du Soudan, et ce qu’elle m’a montré de Méroé m’a donné très envie. C’est ensuite grâce à son mari qui était à ce moment-là en poste à l’Ambassade de l’Union Européenne, que j’ai pu avoir un temps de travail au Soudan, via une exposition sur les architectures de terre, pour laquelle il manquait une photographe internationale dans le jury photo.
Charles Bonnet, je l’ai rencontré sur son site, lorsque je suis retournée à Kerma pour y faire une mini exposition. J’ai été subjuguée par ses récits, alors qu’il nous montrait des traces quasi invisibles sur le sol. En quelques minutes, nous avions plusieurs temples mystérieux autour de nous, une forêt sacrée de colonnes, deux trônes de rois dans la forêt de colonnes, une double porte, et nous étions entrés dans son imaginaire avec lui. Charles Bonnet m’a plutôt ouvert des portes intérieures. Il m’a fait prendre conscience d’une chose qui est très importante pour moi : la porosité entre la connaissance (science) et l’imaginaire fort (lié à l’enfance) permet certainement de faire les découvertes les plus grandes et les plus solides.

Avez-vous pu photographier en toute liberté ?
Sur les sites archéologiques, oui, c’était simple, même si à l’époque il fallait avoir un document officiel qui autorise à des prises de vue. Il y avait des endroits où il ne s’agissait pas de sortir son appareil. C’était très sérieux et dangereux.
Comment passe-t-on du Grand Nord polaire où vous résidiez il y a plus d’un an – pour y accomplir la série Les portes de glaces – au sable soudanais ? Votre nécessité photographique procède-t-elle d’une volonté d’explorer, voire de réunir, les confins?
Eh bien, c’est spécial, car il est vrai que ces deux voyages s’enchaînent dans ma vie, et ce sont deux très grands voyages, forts, extrêmes, et très différents, d’abord en termes de température. Passer de -30 à +40, c’est quand même quelque chose auquel le corps doit s’habituer, et cela prend un peu de temps. Ces deux voyages m’ont vraiment coûté, en termes de difficultés, climatiques et politiques, et au final, lorsque j’y repense, j’ai eu plus peur au Groenland qu’au Soudan, c’est-à-dire plus peur de la terrifiante puissance de la nature que des armes et des hommes.
Ce qui m’intéresse, c’est que le paysage, l’espace, soit propice à m’emmener dans un nouveau monde. C’est qu’il me provoque des images, me fasse sentir le chaos, me montre un bouleversement géologique.

Quelle est votre définition du voyage ?
Le voyage, c’est entrer nu dans un monde inconnu.
Que représente pour vous Taharqa, le pharaon noir ayant régné de -690 à -664 ? Connaissiez-vous Méroé par les textes de l’écrivain Olivier Rolin, qui aujourd’hui vous offre un texte pour accompagner l’ouvrage que publie le Domaine de Chaumont-sur-Loire, où vous exposez jusqu’au 28 février 2020 ?
Taharqa est le symbole de la puissance du Soudan. Il est un des pharaons qui a régné sur les deux mondes : l’Egypte et le Soudan, parmi d’autres pharaons qui seront rendus visibles dans l’exposition du Louvre qui aura lieu à l’automne prochain, sur l’archéologie au Soudan. C’est un monde riche et passionnant, peu étudié, et très peu connu du grand public.
Je connaissais Olivier Rolin sans l’avoir lu, et je l’ai emporté pendant mon premier voyage. Chantal a voyagé avec Olivier Rolin vers Méroé, et c’est elle qui a eu l’idée de nous rencontrer sur un même livre. J’ai de la chance. Il parle très bien de ce que j’ai ressenti au Soudan.

Avez-vous perçu la Nubie mythique au Soudan actuel ? Qu’avez-vous ressenti la nuit ?
Je ne sais pas si j’ai perçu la Nubie antique, mais j’en ai vu des traces incroyables, et j’ai voyagé dans le temps. Je me suis même perdue. J’ai voyagé en remontant le Nil et donc de – 2500 ans à +300 ans. Chaque jour d’autres époques, et d’autres traces. Il y a ces temples, ces ruines, ces pyramides de petite taille, les peintures dans les tombeaux, c’est vraiment incroyable et passionnant, tout de même, d’être proche de la question des origines.
La nuit, c’est toujours unique. J’adore me retrouver dans le désert avec des étoiles partout, évidemment. c’est tellement fort et absolu. On se perd dans les échelles, et maintenant que j’ai beaucoup photographié les étoiles, je m’amuse à tenter de percevoir le mouvement de la terre. Parfois ça marche ! Car on va vite. Et puis cette lune qui apparait comme un sourire au Soudan alors qu’on a une lune tournée dans un autre sens chez nous, ça perturbe les sens.
Vous connaissez très bien le pays Dogon. Des similitudes sont-elles apparues ?
Oui, sans aucun doute. Je me rends compte aujourd’hui à quel point le pays Dogon est le pays dans lequel je retourne sans cesse en allant ailleurs. Il y avait déjà l’attirance de cet animisme puissant, l’intérêt pour le mystère, la puissance et la beauté de la nature, avec cette falaise de grés qui faisait résonner les sons. Et les étoiles qui me recouvraient entièrement. Je me souviens souvent d’un prof en ethnologie, Youssouf Tata Cissé, qui disait « Nous venons tous d’un même berceau », et qui parlait des pharaons noirs. C’était là ! Il parlait de Taharqa !

Comment parvenez-vous à photographier autant d’astres ?
Je vais dans des lieux sans aucune pollution lumineuse pour commencer, avec pas trop d’arbres, plutôt des régions désertiques, et puis le temps de pose ajoute la possibilité de voir des étoiles qui ne sont pas perceptibles à l’œil nu.
Les lieux que vous photographiez sont-ils essentiellement inhabités, ou est-ce un effet de cadrage ?
C’est à la fois un effet de cadrage, mais c’est aussi ce que je recherche. Une fois dans ces lieux, je cadre de façon à n’être que dans ce qui m’intéresse.
Il y a dans vos photographies une merveille d’être au monde, perdu dans l’immensité, qui se double d’une ivresse métaphysique. Comment avez-vous réussi à garder pied en de tels lieux ? Comment fait-on ensuite lorsque l’on vit à Paris ?
C’est en effet complètement fou et puissant de vivre des expériences si fortes et bouleversantes. Cela m’aide à maintenir cette quête, cette recherche profonde qui m’anime, à trouver des réponses, ou à mettre en images ces questions que je me pose, sur la vie, et le sacré, la fin.
Paris est foisonnant et c’est une base importante, car elle est le lieu d’une vie sociale de longue durée. C’est une chance et un équilibre pour moi, de pouvoir partir et rencontrer de nouveaux espaces et de nouveaux visages, pour travailler. Je pense que ce que je reçois dans chaque voyage merveilleux, m’aide à vivre et à traverser les moments plus durs.

Vous évoquez, dans un entretien avec Chantal Collet-Dumond, lors de votre voyage vers Méroé, des hasards incroyables, de l’ordre peut-être d’une dimension ésotérique de l’existence. Comment pensez-vous votre place d’artiste dans la société ?
Je crois que l’artiste est un intercesseur. Et je crois que c’est cette absolue nécessité de création, à travers un questionnement qui me paraît essentiel et partageable, me permet de ne pas douter du sens que j’ai donné à ma vie. Je crois que l’art qui me touche, touche à cette relation du réel à l’invisible. A ces forces qui nous entourent mais que nous ne voyons pas. C’est une autorisation de croire en de belles choses, de croire à un absolu, à une rêverie qui pourrait prendre vie.
Vous parlez de « septième jour », puis de « huitième jour », comme dans un récit biblique, n’est-ce pas ?
Je n’ai pas fait exprès, c’est un fait qui raconte l’extrême densité dans laquelle ce voyage s’est fait, et le fait que j’ai une exposition à accrocher à Kerma le 8e jour après avoir photographié, choisi, assemblé, retouché, et tiré mes images, était une folie. Ce n’était pas sensé marcher. Et en termes d’énergie non plus. Vu l’intensité du travail que je faisais chaque jour, j’aurais dû être épuisée au bout de quatre jours, mais au contraire, chaque jour j’avais un peu plus de forces et je me sentais pousser des ailes. J’étais de plus en plus vivante. Pendant les siestes, aux heures chaudes, je travaillais mes images, et le soir après avoir photographié les étoiles, je faisais les choix des photographies et les premiers montages. Dans la tente, lorsque j’ai dormi dans le désert, j’étais avec mon ordinateur sur les genoux pour travailler, mais au lieu de m’épuiser, je gagnais en énergie, jusqu’au point culminant du 6e jour du voyage : Méroé.
Méroé, ça a été l’expérience la plus forte pour moi : mes pieds et tout mon corps ont été guidés sur place, comme si je connaissais déjà le lieu. Mon corps se plaçait à l’exacte place pour la photographie et le cadre, j’étais habitée. Malgré la tempête de sable et les dunes, je marchais vite, et d’un pas très décidé, dans cette immensité que j’avais en moi et que je reconnaissais.

Qu’est-ce que le sacré pour vous ?
C’est peut-être en partie ça, le sacré : lorsqu’il y a des forces plus grandes, plus belles, plus fortes qui vous donnent, et que vous savez les accueillir. Le sacré, c’est le silence, c’est l’absolu, c’est ce qui dépasse les hommes.
C’est une question que je me pose, car c’est sans doute ma quête, ce que je cherche à photographier. Cet invisible-là.
Quels sont vos prochains projets de départ ?
J’ai un projet qui trotte dans ma tête autour des grottes, mais je ne sais pas encore quand il va apparaitre. Il y aura une évidence, et je l’attends.
Lors de votre séjour cet été dans les Monts d’Arrée (Finistère), avez-vous poursuivi une même ligne de recherches concernant les énergies premières ?
Il est question d’énergies cosmiques, telluriques, de l’énergie des hommes, de l’histoire d’un lieu, de la mémoire des roches, et de tout l’invisible contenu dans les lieux. Tout ce qu’il nous raconte, mais qu’il ne nous dit pas.
Oui, c’est finalement très lié, ce que j’ai trouvé dans les Monts d’Arrée, et sur le site de Méroé.
A la différence que dans les Monts d’Arrée, j’ai eu la chance d’être aux côtés d’une personne dont le travail est justement de contrôler ces énergies-là, et de travailler avec elle.
C’était très fort. Il s’agit bien des mêmes choses. Chacun s’en saisit de façon très personnelle.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Juliette Agnel, Taharqa et la nuit, textes Olivier Rolin et Chantal Colleu-Dumond, Domaine de Chaumont-sur-Loire, 2019
Exposition au Domaine de Chaumont-sur-Loire, du 16 novembre 2019 au 28 février 2020
Juliette Agnel est représentée par la galerie Françoise Paviot (Paris)