« Tenir un journal ? Pourquoi ? Pour rester attentif. A quoi ? Au monde, à soi, à la vie qui suit son cours. Ce cahier de bord, j’aurais dû le commencer il y a une quinzaine d’années. J’aurais couvert ainsi des centaines de pages sur la vie dans plusieurs pays, ayant vécu en France, en Tchécoslovaquie, en Italie, au Brésil, au Chili, etc. Le remords ne sert à rien. »
C’est un de mes enthousiasmes littéraires les plus importants de ces derniers mois.
Un livre inattendu, passionnant, magnifiquement écrit, entre lyrisme et réalisme.
Un éloge de la vie, de l’amour, du sexe, de l’art, et de la politique révolutionnaire par un témoin majeur.
Il s’agit d’un document inédit très précieux, un journal intime écrit comme un roman d’apprentissage, retrouvé dans le fonds de la bibliothèque francophone multimédia de Limoges où le grand écrivain haïtien, né en 1926 à Jacmel, et vivant depuis 1980 à Lézignan-Corbières dans le sud de la France, a déposé ses archives.
« En attendant, toi, tu n’es rien. Tu n’as encore rien donné, à l’approche de la quarantaine. Quelques gammes poétiques, plutôt maigres, comme les vaches de ton pays. Des articles de journal qui vivent vingt-quatre heures, peut-être moins. Allons, vieux frère, du courage. Gymnastique du corps, du cœur et de l’esprit. C’est ce que la vie attend de nous tous. »
Un texte que le poète de 94 ans croyait perdu.
Il s’agit de Cahier d’un art de vivre, de René Depestre, réflexions sur et de Cuba (1964-1978) par un jeune homme totalement engagé dans la révolution, non sans critique, et par un passionné de la substance féminine.
« La révolution est bien vivante. Tu te blottis dans sa grande jupe rouge qui sent l’herbe fraîche de l’histoire. Une chose te chiffonne toutefois dans ce pays qui monte : le racisme n’a pas disparu. Il a la tête dure. C’est un âne méchant, sournois, trompeur. (…) Le racisme vole à la révolution une part de son énergie qui est gaspillée. »
Ce texte fait du bien, se lit quasiment d’une traite, la vie y éclate à chaque instant.
L’existence de René Depestre, ami d’Aimé Césaire et d’Edouard Glissant, ayant rencontré nombre des figures essentielles du siècle (André Breton, Pablo Picasso, Che Guevara, Mao Zedong, Hô Chi Minh…), est exceptionnelle, l’écrivain ne séparant jamais aventure politique et aventure personnelle sentimentale.
« J’embrasse tes seins impétueux de santé ! »
Tout au cœur, à la passion, à l’énergie.
« A., hier soir, c’était très bon. Loin, très loin, tu as été, en elle. Tu es revenu ensuite à la surface, à tâtons, ahuri, par ce que tu as vu et senti dans les profondeurs de la femme aimée. Baiser c’est toujours beaucoup plus que baiser, quand on fait l’amour à corps éblouis ! »
Tout pour l’intégrité, la merveille, l’expérience.
La fraternité, l’internationalisme, l’indignation.
On peut appeler cela avec Alain Jouffroy la poésie vécue.
Et apprendre avec Pavese, maintes fois cité, le dur métier de vivre.
Comment porter la révolution jusque Haïti ?
« Cuba peut être une force d’hellénisation dans la Caraïbe (latine !). Haïti serait aussi une île « grecque », éclairée par une civilisation raffinée et sensuelle à la fois, à égale distance du corps et de l’esprit, loin de toute hégémonie de l’un sur l’autre, mais attentive au rayonnement de l’un comme de l’autre, nuit et jour. »
Avancer dans la voie royale de sa vérité.
Devenir celui qu’on est.
Garder les joues en feu.
Dénoncer le dictateur Duvalier : « L’image de milliers d’Haïtiens rassemblés chaque soir pour m’écouter leur parler en termes d’espoir m’apporte la joie la plus pure de ma vie. Si ça porte des fruits mon passage sur terre n’aura pas été tout à fait inutile. J’aurais encouragé l’esprit de rébellion de mon peuple. J’aurais allumé des feux dans la nuit. J’aurais mis sous ses yeux fatigués les roses du pouvoir. »
Se battre, aimer, jusque plusieurs femmes à la fois.
« Vas-tu aimer L. pour les femmes que tu ne peux pas combler, que tu regardes s’éloigner, les larmes aux yeux, en petit garçon malheureux de ne pouvoir les garder toutes dans la clarté des soirs paisibles du monde ? C’est là le nœud de tes conflits intimes. Peut-être c’est ce qui alimente ta poésie, cette source toujours fraîche en toi. Qui me comprendra ? qui ne m’en voudra pas d’avouer, sans pudeur, cette singularité de ma ‘nature’ d’homme-banian ? »
Introspection, sincérité, complexité.
La vie n’est pas absurde, du moins pas tous les jours.
Lire Sartre, Maïakovski, Aragon, Eluard, Nazim Hikmet, Alejo Carpentier, Pablo Neruda, Attila Jozsef, Léon Tolstoï.
« On disait Sartre étranger à la poésie [transmettre cette citation à François Noudelmann], trop absorbé qu’il est par sa prose de philosophe et d’ingénieur. Je découvre, ravi, qu’il y a un grand poète en lui. La poésie, c’est aussi son foyer incandescent. ‘Nous devons empêcher, me dit-il, que le monde consomme des poèmes empoisonnés’. »
Et : « Lire Sartre est toujours une aventure qui ne laisse pas l’esprit en repos. Il n’est jamais ennuyeux, ni banal, ni mesquin. Un sang chaud circule à merveille dans le moindre de ses écrits. On peut dire que même ses erreurs, ses folies, sont souvent plus vivantes, plus séduisantes que les vérités de beaucoup d’autres écrivains. Une raison de plus de le connaître à fond, en gardant nos lampes allumées. »
« A écouter Sartre, j’ai découvert un homme au cœur immensément généreux. A ses risques et périls, il n’a pas hésité à l’ouvrir sur la poésie des Noirs, la question juive, le destin de Baudelaire, la révolte de Fanon, la guerre d’Algérie, les impératifs de la paix mondiale, bref sur toutes les situations de la vie et de la culture où il s’agit de faire reculer les frontières de la souffrance humaine. »
Estimant sa mission terminée, Ernesto Che Guevara quitte Cuba pour lutter ailleurs contre l’impérialisme – a-t-il compris que le régime se durcissait -, alors que bientôt la Chine refusera, en plein blocus, de vendre davantage de riz à l’île caraïbe ?
Importance, en 1960, après Bandung (1955) et Accra (1958), pour le combat en faveur des décolonisations, de la Conférence ‘tricontinentale’ ayant lieu à La Havane.
Mais l’expérience cubaine de René Depestre va se heurter à la vindicte du pouvoir contre le poète Heberto Padilla, qui critiquait le régime castriste, fut jeté en prison, avant d’être contraint à une autocritique publique.
En cette affaire, l’écrivain haïtien fut exemplaire, soutenant le droit à la liberté d’expression, dont il fut dès lors privé par les autorités.
Des regrets ? de l’amertume ? de la hargne ? Non, même pas, surtout la fierté d’avoir participé à une révolution à bien des égards, et malgré tout, enthousiasmante.
Cahier d’un art de vivre ? une déclaration des droits du rêve, et une observation scrupuleuse de la réalité en ses nombreux méandres.
« Tout vrai poète aide l’être humain à vivre dans la fidélité à son enfance. Je viens d’en faire l’expérience avec trois poètes français qui ne sont pas de la même famille : Jacques Prévert, Antonin Artaud, Guillevic. » (s’ensuivent des analyses de chacune des poétiques d’une grande pertinence)
Bravo.
« Les nuits du monde sont parsemées de petits coïts hâtifs, vulgaires, gâchés, qui sont la honte de la condition humaine, et qui n’éclairent rien. Un bon coït, mené intelligemment à son terme, laisse les deux partenaires dans la détente et le ravissement les plus complets. Des millions de couples, sans doute, restent à une distance énorme de ce bonheur. Dans le coït souverain, l’homme vit intensément la femme, la femme vit intensément l’homme, ils se vivent jusqu’à l’extrême limite de leur double combustion érotique. »
Bravo.
« L’expérience de la révolution et de la poésie vécues comme un seul et même style de vie. Un ordre moral exemplaire. Pour cela la révolution doit transgresser hardiment les valeurs traditionnelles qui ont cours dans la culture universelle depuis au moins la Renaissance. Cette transgression, commencée ailleurs au début du siècle (cubisme, futurisme russe, surréalisme européen, cinéma d’avant-garde, conquêtes de la science, freudisme), aurait dû trouver dans la révolution d’Octobre sa plus solide cohésion et son élan majeur. Il en a été ainsi dans les premières années (Eisenstein, Maïakovski, la peinture russe de l’époque, le théâtre d’avant-garde, Meyerhold et Stanislavski). Mais cette énorme poussée de la vie elle-même, cette mutation des valeurs, cette mutation du « je pense donc je suis » traditionnel, ont été brusquement stoppées par l’éruption de l’insolite phénomène stalinien dans le cours de la révolution. Il y a eu un retour à des valeurs conservatrices, rentrées de la religion et autres vieilleries par un trou percé à la hache dans le toit de la révolution, alors que Lénine les avait mises à la porte de la Russie. La révolution se proposa de changer la société sans changer la vie elle-même. Ce qui intéresse l’art au plus haut point : changer les rapports humains, mutation de ces rapports avec la fin de tous les commerces privés. »
Bravo.
« Tu reviens René Depestre, inévitablement ! Quelle mauvaise nouvelle pour tous ceux qui ont jappé contre mes jambes ! »
Bravo.
René Depestre, Cahier d’un art de vivre, Cuba 1964-1978, édition établie, préfacée et annotée par Serge et Marie Bourjea, Actes Sud, 2020, 320 pages
En plus il est beau gosse. Cela ne gâche rien😉
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