
« Le personnel des administrations, les manières et les visages des concierges jusqu’à ceux des directeurs, tous me regardaient comme des paysans parvenus. La police, les services secrets, les fonctionnaires du parti avaient beau être grossiers et contents d’eux, c’étaient encore à moitié des paysans. A force de les dresser, on ne leur avait guère enlevé que leur gaucherie. On les avait affublés d’idéologie. Le socialisme, ils y croyaient aussi peu que tous les autres et, bien campés sur leurs jambes, s’en cachaient grâce à une allure réfrigérante. Lorsqu’on avait affaire à eux, il valait mieux savoir que le moindre détail anodin pouvait à tout moment virer à la violence. » (Herta Müller)
Photographe de nécessité, Fabio Ponzio est un artiste exigeant et secret.

Je découvre avec éblouissement chez Actes Sud, après les lecteurs anglais des éditions Thames & Hudson, son œuvre sur les pays de l’Est (Europe Centrale, Russie, Turquie, Arménie), fruit d’une odyssée de vingt-deux ans commencée en 1987, avant que le bloc communiste ne s’effondre.
Ce travail effectué pour une part avec la fluidité du Leïca – comment ne pas penser à Henri Cartier-Bresson face à ces images impeccablement structurées géométriquement et témoignant d’un ordre symbolique transcendant ? – offre sur le monde d’avant, pour reprendre les mots de Stefan Zweig, une vision tout à la fois historique et intime.

Né à Milan en 1959, Fabio Ponzio n’a cessé de marcher en Europe, de revenir sur les lieux, villages et villes, symbolisant une époque marquée par la Guerre froide, l’idéologie soviétique, la misère, l’oppression, la surveillance étatique.
Dans un texte implacable donné au photographe pour la préface de son livre, la romancière et essayiste allemande d’origine roumaine Herta Müller, prix Nobel de littérature en 2009 rappelle l’atmosphère de totalitarisme et d’insupportable dans laquelle elle vécut : « Quand je regarde les photographies de Fabio Ponzio, toute ma vie passée en Europe de l’Est défile devant moi. Il faut dire que ces photos montrent une mentalité bien ancrée dans les gens et les choses, qui, malgré la disparition du socialisme en Europe de l’Est, est restée dans ce monde et perdure. Aujourd’hui encore, il y a un point d’interrogation devant et derrière cette vie en Roumanie : on n’attend rien de la vie, pas même de la supporter. Dans les moindres villages où l’Etat n’était pas repérable à première vue, l’Eglise a placé ce point d’interrogation derrière la vie : la croyance qu’on est par principe coupable, qu’on commet toujours un péché de façon latente et qu’on n’est pas assez bon pour Dieu. Le régime en faisait autant avec ses moyens politiques. Tout le monde devait savoir que l’individu ne comptait pour rien, et qu’il pouvait être coupable à tout instant s’il était mal vu pour des raisons politiques. Ennemi de l’Etat : voilà comment le régime socialiste appelait ce que l’Eglise, elle, qualifiait de péché. »

Des vies coincées, menées par l’absurde.
De la débrouille, de la déglingue, des tricheries, de la corruption.
De la ferveur religieuse face à la peur et aux persécutions politiques.

La fatalité, le désespoir, la dénaturation.
La toute puissance du parti et de ses sbires stipendiés.
La quête de nourriture, l’ennui, la lassitude.

En photographiant les hommes et femmes des pays de l’Est qu’il a traversés, Fabio Ponzio n’a pas simplement regardé des réalités individuelles, mais les visages et les signes d’une même humanité soumise aux âpres réalités, cherchant un chemin de dignité à travers le faux et la menace.
Ses images en noir et blanc sont à l’unisson du drame des individus broyés par le totalitarisme.
Des silhouettes, des défunts, de la pauvreté endémique.

Le prêtre, la bouteille de gnole, et l’encensoir.
Les comportements claniques, les fronts plissés, les antiques Lada.
La folie dans l’air, les crânes rasés, les fichus.

La police, les cigarettes, les médailles.
Les trains de lenteur traversant la campagne, les barbelés, les enfants de chœur.
Des cierges, des visages de cire, des pleureuses.
Du givre, des charrettes, des mariés.

Partout, une atmosphère de semblant d’ordre dans le chaos, de perturbations psychiques, de destructions intimes.
Des impacts de balles, des feux, des passe-montagnes.
Des uniformes.
Herta Müller : « Je me rencontrais des dizaines de fois dans la rue avec la robe que je venais d’acheter. »
Dans ses voyages permanents dans le Caucase et l’Europe centrale, dans la solitude inhérente au photographe errant, Fabio Ponzio a vu la vie nue, l’endoctrinement, le saccage des beautés intérieures.
A l’Est de nulle part est un livre sur une vaste prison à ciel ouvert.
Fabio Ponzio, A l’Est de nulle part, préface de Herta Müller (traduite de l’allemand par Claire de Oliveira), biographie et texte de Fabio Ponzio traduits de l’anglais par Frédérique Popet, graphisme et mise en page Thames & Hudson Ltd. London, Actes Sud, 2020, 158 pages – 161 illustrations noir et blanc