©Guy Jungblut
« Si l’introspection protestante est rarement le fait des Belges, la recomposition autobiographique est plus prégnante en France – avec la forme de fictionnalisation qu’elle implique. » (Marc Quaghebeur)
Un numéro de la revue Les Moments littéraires (direction Gilbert Moreau) entièrement consacré aux diaristes belges, accompagné de deux portfolios confiés à la photographe Anne De Gelas et au dessinateur Paul Mahoux, n’est-ce pas particulièrement réjouissant ?
Il y a – liste non exhaustive – des écrivains historiques (Maurice Maeterlinck), des stars (Henry Bauchau), des écrivains confirmés (Lydia Flem, Stéphane Lambert), un cinéaste multiprimé (Luc Dardenne), et des auteurs peut-être moins connus (André Leroy, Marcel Lecomte, Laurent Demoulin).
Dans son introduction, Marc Quaghebeur, évoquant la spécificité des désormais désignés égodocuments, tente une classification, entre domaine autoréflexif, mise à distance du moi, laboratoire de recherche et fonction d’archive, distinguant plusieurs thèmes : Des plongées dans l’Histoire / Des indices du Temps / Des laboratoires de la création en marche / Des Ré-Habilitations du soi / Des fictions ou des reconstructions / Des intimes aux limites du dicible / Des passages par l’image / Des moments littéraires ou pas.
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Henry Bauchau le mécompris, dont le fonds très riche se trouve à Louvain-la-Neuve, se livre le 15 janvier 1951 à un bilan amer : « Aujourd’hui me voilà homme de trente-sept ans incapable de nourrir mes enfants, incapable de travail utile, pauvre de vrai savoir, et de justice. Me voilà en face de ce jour où il faut se renoncer, perdre sa vie pour la gagner. Que donneras-tu que tu n’aies déjà perdu : honneur, espoirs, force, santé, fortune, pouvoir de séduction ; que donner il ne te reste rien, tu as tout perdu sans le savoir, sottement, un jour après l’autre. »
Le 6 janvier 1953, à propos de sa psychanalyste célèbre : « Madame J[ouve] me dit que dans mes interprétations je ne vais pas assez directement aux symboles, que je m’attarde trop à mon cas personnel. »
Le 4 février 2019, Marc Dugardin se souvient d’une rencontre marquante : « Retour dans la mémoire de ma visite, en 2005n à Henry Bauchau, qui habitait encore Passage de la Bonne Graine. Le quittant, me baladant dans Paris, cette empreinte en moi qui ne trouvait pas vraiment ses mots, renonçait plus ou moins sereinement à les chercher, car ce qui avait eu lieu ne tenait pas seulement dans le contenu de l’échange, mais aussi dans ce qui ne pouvait qu’échapper aux limites d’un compte rendu. »
Luc Dardenne, voyant un film d’Ozu, lisant Kafka ou Sciascia, réfléchit à la construction de La fille inconnue (Adèle Haenel en jeune médecin), son nouveau film hanté, notamment par le silence : « Je repense, écrit-il le 19 juin 2014, à cette jeune femme solitaire qui marchait toute la journée dans Bruxelles. Marcher pour être avec les autres, ne pas être exclue, être avec eux pour partager le repas du soir, être comme eux, parler avec eux, s’approcher d’eux sans crainte, certaine qu’ils vont ouvrir le cercle de leurs chaises. »
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Le 29 octobre 2014, s’énonce cette réflexion superbe : « Il y a quelque chose dans l’art, quelque chose qui lui est spécifique : son lien à notre prime enfance, à notre première relation d’amour, à notre « mère » qui nous aima infiniment, à ce moment où nous fûmes sauvés de notre peur panique de mourir, où nous desserrâmes les poings pour la première fois. Une œuvre d’art ne peut pas être une œuvre de haine. »
Changement d’époque avec le magistrat Maurice De Wée écrivant son journal égyptien en 1924, ou avec le chanoine François Houtart relatant en 1968 son Viêt-Nâm : « Le palais du Président – palais de la liberté – est une magnifique bâtisse toute moderne. Les Vietnamiens ont le sens de l’humour. Ils font remarquer que la rue de la Liberté est interdite à toute circulation et que la rue de la Justice est à sens unique ! »
Luc Dellisse est en Sicile (journal de mars 2019) pour y retrouver Ana-Maria, mais finalement y rencontrer la belle Maureen : « En somme, je vis principalement entre deux mondes, dont aucun ne me convient tout à fait. Entre Bruxelles, ville tiède et pluvieuse, et Catane, solaire, mon existence est de guingois. Du moins en Sicile je retrouve cette lenteur concentrée, cette douce intensité, qui me rattache au monde perdu de l’Antiquité, dont je suis le rescapé. »
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Malicieux, le diariste écrit, à la façon du mentir-vrai du romancier, déjouant ainsi les attentes de son lecteur attendant un débondage : « Un journal intime doit éviter soigneusement de consigner les détails trop précis de l’intimité. Je peux laisser entrevoir que ma relation avec Maureen a eu une dimension sexuelle, mais je n’ai pas à le confirmer, encore moins à l’exploiter. Un journal n’a pas les mêmes implications narratives qu’un roman : il n’invente pas la réalité, il la relate. »
Lydia Flem, écrivain, psychanalyste et photographe, s’interroge : « Le trauma de mes parents s’est tapi dans mon corps. Mon père qui a perdu sa mère à Auschwitz a épousé une jeune femme qui en est revenue. Je suis née de ces deux voyages. Comment faire sortir ce Dibbouk ? »
Caroline Lamarche évoque également une terrible douleur : « Mais il y a, pour moi, une menace au moins aussi terrible dont je ne puis parler avec personne, ou plutôt dont les personnes qui m’entourent ne veulent absolument pas entendre parler, car, n’étant pas collective, elle est impartageable : la disparition génétiquement programmée de mon enfant, avant moi. »
Plus loin : « Mon mari aussi est parti. Pour une semaine entière. J’ai parfois l’impression que l’ardeur inhumaine avec laquelle il monte ses affaires, le rythme insensé qu’il s’impose depuis un quart de siècle et dont l’intensité, loin de s’apaiser avec le temps, s’enflamme toujours davantage, que cette folie, donc, car c’en est une, est l’équivalent d’une révolte contre le fait que sa fille pourrait disparaître avant lui. »
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Stéphane Lambert (souvent présenté dans L’Intervalle) évoque une période d’abattement psychique : « La zone du cerveau touchée par la dépression serait l’insula qui abriterait notre conscience et serait aussi le siège des émotions. Un mot qui a lui seul rappelle le caractère insulaire de nos tourments. Dans des moments de crise, l’unique émotion que j’éprouve est le dégoût, et je voudrais disparaître au fond d’un puits sombre qui éteindrait ma conscience et mon mal. (…) Au vu des efforts qu’écrire me coûte, se peut-il que cette activité ne soit pas faite pour moi ? S’est-elle déployée sur d’autres aspirations qu’elle a ensevelies ? »
André Leroy, diariste prolifique, qui eut une carrière d’assureur, écrit le 24 janvier 1950 : « Regret de ne pas avoir poussé plus loin cette rencontre dans un train de cette femme qui venait de quitter son mari, et qui rentrait dans son appartement à Bruxelles, seule… Combien de fois, dans le demi-sommeil, n’ai-je pas continué cette aventure, la construisant jusque dans ses plus petits détails… la salle de bain, le peignoir à elle sur moi… sa douleur transmuée en une âpre volupté… »
Les Diaristes belges, introduction de Marc Quaghebeur, textes de Henry Bauchau, Luc Dardenne, Anne De Gelas, Maurice De Wée, Luc Dellisse, Laurent Demoulin, José Dosogne, Marc Dugardin, Lydia Flem, François Houtart, Sara Huysmans, Caroline Lamarche, Stéphane Lambert, Marcel Lecomte, André Leroy, Maurice Maeterlinck, Paul Mahoux, Diane Meur, Jean-Luc Outers, directeur de publication Gilbert Moreau, revue Les Moments littéraires, numéro 45, 2021
Les amateurs des films des Dardenne pourront prolonger la découverte de leur œuvre par l’ouvrage de l’anthropologue Thierry Roche et du photographe Guy Jungblut, sobrement intitulé Seraing, du nom de la ville ouvrière francophone située dans la province de Liège, berceau de luttes sociales d’importance, lieu de la plupart des tournages des célèbres frères, cherchant bien moins à multiplier les paysages qu’à densifier leur présence et leur réflexion en un point géographique donné, afin d’en révéler la dimension de singularité absolue, par-là d’universel.
Une ville qui change, qui mute, dont le passé prolétaire et glorieux – Eisenstein vint y présenter La Ligne générale -, sans s’effacer totalement, s’éloigne.
« Comment d’ailleurs, précise Thierry Roche, ne pas penser à Wang Bing en se promenant dans la ville ? »
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Une ville traversée par la Meuse où s’installa une communauté italienne employée par les charbonnages et où la figure de l’étranger est devenue, pour les Dardenne (voir notamment La Promesse), éminemment symbolique de notre rapport à l’autre.
« Les Dardenne, d’un film à l’autre, continue l’anthropologue, ne font qu’enregistrer, tels des sismographes, les ondes d’une modernité qui se caractérise par l’éparpillement rhizomique des populations. »
Des lieux remarquables ? Non point, mais des lieux à remarquer.
Tiens, voilà Rosetta mangeant un sandwich, non loin de Lorna assise sur un banc que regarde un gamin au vélo ayant le visage du jeune Ahmed.
On traverse des routes, on passe, on se bat, on trépasse.
La rue est le lieu du peuple, qu’il ne faut pas abandonner.
Les corps s’imposent, comme le silence, la mélancolie et le doute.
Des entrées sont murées, des familles sont expulsées, la dureté sociale est un mur de briques sale.
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De 2016 à 2019, Thierry Roche s’est rendu régulièrement à Seraing, en compagnie de Guy Junglut dont les photographies de la ville en son bel ordinaire – l’attention est portée sur les arrière-plans – ponctuent les réflexions.
Par exemple celle-ci, très forte : « A la question de savoir pourquoi les personnages des Dardenne ne tuent pas, alors qu’ils sont si proches de le faire, la réponse n’est pas à chercher dans une forme de catholicisme, comme certains sont tentés de l’affirmer parfois. C’est simplement qu’ils sont dotés d’une âme. Pour reprendre l’idée développée par Hannah Arendt, disons que les hommes ne naissent pas pour mourir ; nous naissons pour vivre et n’apprenons que cela, ne savons rien faire d’autre. »
Le débat est ouvert, un livre est disponible.
Thierry Roche | Guy Jungblut, Jean-Pierre & Luc Dardenne | Seraing, Yellow Now, 2021, 272 pages