« Il y a dans le paysage morandien l’application et la passion de la de la matière brute que l’on trouverait dans la représentation d’un nu, sans l’engagement de l’émotion immédiate. »
Dans le vacarme et l’idiotie des punchlines de l’entre-deux tours des élections présidentielles, dans le désir de mort revenu en Europe, dans la novlangue sanitaire omniprésente et prête de nouveau à interdire de vie citoyenne les récalcitrants, dans le pouvoir du Dispositif s’affermissant, il y a malgré tout la possibilité d’un retrait, d’un silence ouvrant sur une expérience intérieure, soit la peinture de Giorgio Morandi.
Voilà pourquoi j’ai repris un livre de 2016, publié par Anne Bourguignon chez Arléa, Giorgio Morandi, les jours et les heures, pensé et composé par Bruno Smolarz.
Morandi, c’est la vie coite des objets, l’humilité et le fragile équilibre des choses assemblées dans une forme de pudeur sainte, une vibration de lumière dans des paysages vides de présence humaine.
Pas de prétention de domination de la nature, de maîtrise outrecuidante de la part d’un artiste/artisan connaissant son métier, mais un accueil de ce qui est, dans la simple splendeur géométrique de choses ayant atteint un état d’atemporalité.
Pas de narration, de décoration, mais une aventure de la présence, de l’aura, de l’être, en des tableaux dépassant rarement les cinquante centimètres de hauteur et de largeur.
Né à Bologne – son musée n’est, las, visitable que le week-end -, le peintre eut-il pour autant une biographie ? Oui bien sûr, non bien entendu, peu importe.
Au grand Edouard Roditi en 1958 : « Il me serait difficile de parler (comme l’a fait Chagall) en termes autobiographiques. J’ai été assez chanceux de pouvoir mener une vie peu mouvementée. »
Nous sommes à l’époque des futuristes et du culte de la vitesse, Morandi choisit la lenteur.
Le bavardage s’étend de façon industrielle, le peintre opte pour les variations de la lumière.
Les avant-gardes fourmillent d’auteurs nouveaux et géniaux, il préfère relire Pascal et Leopardi.
Héritier des maîtres de la Renaissance italienne – Giotto, Paolo Uccello, Masaccio et Piero della Francesca -, « Morandi, analyse Bruno Smolarz, fait partie du « nombre infini », comme dit Vasari, des dessinateurs qui ont fréquenté la Chapelle Brancacci [à Florence], dans l’église du Carmine, et qui en ont reçu une influence inoubliable. Il a été impressionné, subjugué par ces fresques sur lesquelles les personnages, pourtant immobiles, pareils à des objets, semblent esquisser un mouvement vers qui les regarde. »
Il y a une ascèse Morandi, qui mène à une dimension d’éveil dont sa peinture se fait l’écho.
« Il remplace, poursuit l’écrivain, le « jeu » du mouvement des vivants, figé en peinture, par celui, immobile mais mouvant, des objets qui, blottis les uns contre les autres, modulent l’espace dans un balancement nuancé de formes, d’ombres, de reflets, sans heurt, sans brutalité, sans l’exaspération ou la suggestion factice des sens. »
Morandi a regardé Cézanne, les cubistes Braque et Picasso, mais il cherche à désapprendre, unique dans son lyrisme métaphysique, ses variations incessantes sur un nombre réduit de thèmes.
Les objets réunis par le peintre (janséniste ?) forment une communauté de solitaires.
« Les natures mortes de Morandi, écrit l’auteur de Hokusaï aux doigts d’encre (Arléa, 2011) – semblent, parfois, vouloir faire une synthèse entre l’image de la beauté de la forme, initiée par la Grèce « païenne » en Occident, et celle de la douleur et du supplice, propres au christianisme, mais en supprimant toute présence anthropomorphique, qui montrerait à la fois la beauté et la douleur. Leur originalité ne réside pas dans leur apparence, mais dans leur intériorité. »
La peinture de Morandi est ainsi apaisement, mais aussi traversée de l’époque maléficiée, du mal de vivre (fatigue musculaire, dépression, découragement).
Elle est essentiellement ouverture, élargissement poétique, désencombrement, mystère premier.
Bruno Smolarz, Giorgio Morandi, les jours et les heures, éditions Arléa, 192 pages