Le rire majeur de Carlo Emilio Gadda, par Philippe Bordas, écrivain

La casquette de Gadda © Philippe Bordas

« Carlo Emilio Gadda est ce passant discret, invisible au piéton français comme aux foules italiennes abandonnées à la stupeur de l’après-Berlusconi. Né en 1893, avant le déferlement des radios, mort en 1973, avant le déchaînement numérique, Gadda a brûlé sa vie à l’élaboration d’un verbe souverain, comme s’en obsédèrent avant lui Dante et Leopardi. »

Il y a des livres dont on sait immédiatement qu’ils vont vous faire l’effet d’un excellent stupéfiant.

En quelques secondes, des volutes se forment, un sourire intérieur grandit, la magie opère.

Le célibataire absolu – quel beau titre – est un livre sur l’écrivain italien Carlo Emilio Gadda découvert par un jeune homme, Philippe Bordas, qui écrivit notamment avec brio sur le cyclisme dans le journal L’Equipe, désespérant de ne pas retrouver après Louis-Ferdinand Céline la langue de Rabelais chez les auteurs de son propre pays.

Gadda, dont le nom m’a été transmis il y a près de vingt ans par Yannick Haenel (quel article ?), est une anomalie, une extravagance, une liberté folle.

Son écriture est baroque, ivre, unique.

Ayant beaucoup vécu en Afrique – les amateurs de photographie se souviennent peut-être de son livre publié au Seuil en 2004 L’Afrique à poings nus -, Philippe Bordas fait de Gadda son fétiche, son totem, sa source de jouvence.

Il possède la casquette du maître – qui fut un forcené du célibat -, la contemple comme une relique, se sent élu, protégé.

Rome, 1989 © Philippe Bordas

Les formules s’enchaînent, brillantes, gagnées elles-mêmes par la prose virevoltante de l’Italien : « Nul ne peut être comparé à Gadda, sauf franchir les siècles. Si Dante est le fondateur de l’italien moderne qui court jusqu’à nous, sept siècles plus loin, tel un pont suspendu, Gadda demeure son seul aboutissant – le dernier grand pilier, en moellons de granit, planté entre Tyrrhénienne et Adriatique, au-dessus de Rome. »

Qui a lu L’affreux Pastis de la rue des Merles – dont Piero Germi tira le film Meurtre à l’Italienne en 1959 – et Connaissance de la douleur (1963) traduit en 1974 par François Wahl, l’ami du si loufoquement sérieux Jacques Lacan, a pu se rendre compte de la dimension ogresque du Milanais mort à Rome.

Construit comme une enquête ouverte aux hasards, Le célibataire absolu – l’ingénieur Gadda adepte d’un coït panlittéraire semble une énigme sexuelle – est un hommage, une « lettre de reconnaissance », une profession de foi.

Contre les théoriciens de la disparition de l’auteur, Gadda.

Contre le textualisme intégral, Gadda.

Contre la fadeur métaphysique et le pédantisme des émasculateurs à prébende, Gadda.

Contre la misère de la langue française, Gadda.

Philippe Bordas lit ce génial prosateur comme un libérateur d’une matière langagière vernaculaire et moderne, emprisonnée en France par la gangue de l’académisme se parant des vertus de la transgression ou de l’intelligence supérieure.

Il s’agit donc par Gadda de nous repoétiser, nous brasser, embrasser, déplacer autrement, dans le large, la splendeur du verbe et des phrases vives, à vif, vivifiantes.

Il y a du Pétrone chez Gadda, de l’incommensurable, un décadrage complet.

Paul Valéry, Maurice Blanchot, Cioran, oui, oui, très bien, mais écoutez ceci, parole du personnage principal de Connaissance de la douleur, Gonzalo : « Cueillir le baiser menteur de l’Apparence, sur la litière ensemble avec elle se vautrer, respirer son haleine jusqu’à s’en gorger l’âme, s’abreuver de son rot, de son relent de maquerelle. Ou bien, la noyer au contraire, comme en une fosse d’excréments, dans la rancœur et le mépris, nier, nier : pour se vouloir Seigneur et Maître au jardin privé de son âme. Les tours mutées se dressent à contre-vent. Mais cheminer dans le ressentiment est passage stérile ; nier les vaines images, le plus souvent, signifie soi-même se nier. Revendiquer la faculté sainte de juger, à de certains moments, c’est déchirer jusqu’au possible même : comme on déchire une page, à la lecture d’écrits mensongers. »

On ne comprend rien, on comprend tout, il faut laisser entrer en soi un souffle nouveau, une audace, une intuition neuve.     

Gadda, « sosie exact » du grand-père de Philippe Bordas, est un volcan, une saucière en ébullition, un scandale, un attentat contre les convenances littéraires.

Humez ce passage : « Nul n’a connu la lente pâleur de négation. Nourrices à colliers de filigrane ou d’ambre, écarlates couveuses au milieu des bambins : yeux et boucles d’enfants au calme des jardins. »

Le lexique comportant des hapax est riche, luxueux, luxurieux. Il faut de gros dictionnaires de plusieurs kilos, et d’inouïs, pour le traduire – voyez Philippe Bordas à Nairobi essayant de passer en français le superbe poème Autunno sans le réduire.    

Gianfranco Contini © Philippe Bordas

Pasolini, que l’auteur du Il castello di Udine goûtait peu, comme il détestait Elsa Morante (mais il adorait décrire les poules et poulets), fait son éloge : « dans chaque phrase de Gadda, on peut voir le fulgurant résumé de l’histoire linguistique et donc de l’histoire tout court de l’Italie. Il y a le XIVe siècle, la Renaissance, le baroque, le classicisme, le romantisme, et le XXe siècle : parfois en six lignes seulement. » 

Sans oublier l’argot, ainsi que tous les dialectes et idiolectes de son pays.

Jacqueline Risset est citée : « Le texte de Gadda n’est abordable qu’à travers une problématique de l’impossibilité et de l’inachèvement. Né comme projet « encyclopédique » (et, si l’on veut, archaïque) de « représentation totale », il est fait de reprises, de réutilisations, de réécritures, et rencontre partout la limite de l’abandon, de l’échec – impossibilité de tout dire, de « spécifier la totalité », de « débrouiller l’écheveau ». »

L’absolu des meilleurs romans est-il de se dresser dans la bibliothèque telles de gigantesques Tours de Babel ? Oui, peut-être, sûrement.

Philippe Bordas rencontre des témoins, des commentateurs majeurs, Gianfranco Contini, Alberto Arbasino, Gian Carlo Roscioni, Jean-Paul Manganaro, Giorgio Pinotti, Arnaldo Liberati, Franca Ameli (qui possède l’imperméable du maestro) et Pietro Citati : « Il venait souvent dîner chez moi. Il arrivait chargé d’énormes quantités de fleurs. Il était pauvre, mais débarquait avec des marrons glacés. Pour ma femme. Pour moi. Il était toujours très bien vêtu, comme il faut. Toujours un veston, un gilet, un chapeau. Il était très bien habillé, mais ses habits étaient vieux ou tachés. Et le ruban de son chapeau était presque toujours sale. »

Ainsi apparaissait l’un des plus grands écrivains italiens, un des plus lyriques, des plus paroxystiques, des plus exubérants, « l’unique digne de successeur de Manzoni et Leopardi », « grand spermateur du Verbe », « héros plutarquien » et « de l’exceptionnalité poétique ».

Comme Aimé Césaire pour le français, Gadda le glorieux fait de l’italien une langue quasi étrangère à ses locuteurs mêmes.

Publié par Gallimard en grand format, à la façon d’un Ponge d’antan (ainsi Pour un Malherbe), Le célibataire absolu, qu’accompagnent archives et vignettes photographiques composées par l’auteur, est un livre de boxeur à mains nus, car tels sont, paraît-il, les jeunes gaddophiles parisiens traversant le temps.

Et lire dans Connaissance de la douleur ceci : « […] après douze tintements énormes, les cloches de midi avaient posé sur les collines, passées les tuiles et la fumée des toits, la gloire majeure de leur fracas. Douze gouttes, comme d’un bronze non terrestre, immarcescible, étaient tombées, l’une après l’autre, d’un mouvement inéluctable, sur le feuillage luisant du banzavois : ignorées seulement du nœud d’aspic, en sa mollesse, terreur maculée de tabac. Triomphant des robiniers, des cigales, des charmes, d’un seul coup, les mères du son s’étaient lancées à la propagande de soi : ouvrant une brèche dans l’interminable cécité du plein jour. La stridence des insectes de lumière se trouva submergée dans la propagation des ondes d’airain : dont s’irradiait la campagne solaire, l’agitation désespérée des routes, les larges feuilles vertes, l’indénombrable laboratoire chlorophyllien… »   

Philippe Bordas, Le célibataire absolu, Gallimard, 2022, 434 pages

https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/Le-celibataire-absolu

https://www.leslibraires.fr/livre/20807163-le-celibataire-absolu-pour-carlo-emilio-gadda-philippe-bordas-gallimard?affiliate=intervalle

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Micha Venaille dit :

    Merci pour le billet si convaincant. Franck adorait Gadda et moi je ne le comprenais pas bien je lui demandais souvent de m’en parler. Depuis que je suis en Italie j’ai acheté Quer pasticciaccio brutto della via Merulana c’est pas mieux. Mais c’est comme L’Homme sans qualités, j’ai imprimé la liste des titres des chapitres que je trouve géniaux c’est déjà ça, ça viendra un jour j’en suis sûre

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