
Je n’avais pas vu depuis longtemps une exposition aussi puissante, aussi enthousiasmante, aussi audacieuse, aussi libre.
Il s’agit de la rétrospective de l’œuvre de Boris Mikhaïlov ayant lieu actuellement à la MEP (Paris)
Né en 1938 en Ukraine soviétique, vivant et travaillant essentiellement à Berlin et Kharkov, Boris Mikhaïlov fut d’abord ingénieur, puis trouva son instrument d’expression – rageuse – avec la photographie.

©Boris Mikhaïlov
Qu’est-ce qu’un photographe de nécessité n’ayant pas fréquenté une école d’art et appris les codes de la respectabilité académique ? Un homme de la rue cherchant frénétiquement des scènes, un chien bâtard frôlant de sa queue la boue, le macadam et les jambes des dames, un voyeur, un monstre d’humanité.
Le KGB interdit le nu ? Il en fera des tonnes, et regardera la fente féminine comme une métaphore de toute déchirure, sociale, historique, intime.
La vie quotidienne, si banale dans l’empire de la grisaille soviétique, est cependant passionnante, regardez tout ce rouge, et ces cercueils peints de la couleur du sang des héros de la révolution.

©Boris Mikhaïlov
Il faut que le boitier de vision avale tout, on triera plus tard, et l’on superposera s’il le faut les images, en s’inspirant de l’art du montage d’Eisenstein.
L’URSS s’effondre, les SDF du capitalisme dégondé envahissent les rues, Andrei Roublev est partout, dans une errance sans dieu, réduit à la vie nue, tenant son sexe entre ses doigts maigres comme un dernier étendard de dignité.
Une vieille femme de quarante ans pisse debout, la statue de Lénine ne cille pas, des jeunes brandissent leurs canettes de bière comme on suce l’extrémité luisante de sperme d’une Kalachnikov ivoire.

©Boris Mikhaïlov
Boris Mikhaïlov tient le journal intime de son peuple, écrit sur et autour de ses images, expérimente, cherche, flaire l’air du temps du désastre, sans craindre d’être élégiaque parfois, ou kitsch, et de célébrer la beauté féminine – des visages et corps irradiants d’innocence et de désir brut.
Il colorie des photographies, multiplie les techniques, ne se laisse pas enfermer dans une unique esthétique.
Très inspiré par les artistes missionnés par Roosevelt pour documenter les désastres de la Grande Dépression aux Etats-Unis, il se donne, seul, comme tâche, d’être le témoin – goyesque – de son époque.
L’humour rejoint chez lui le drame, Eros se bat contre Thanatos, tous deux s’épousent, et se roulent dans le lit de l’Histoire.

©Boris Mikhaïlov
L’œuvre de Mikhaïlov est salvatrice parce que construisant un immense dispositif cathartique, parce qu’elle est pulsionnelle, provocatrice, hospitalière, et qu’elle n’a peur de rien quand le courage d’être soi aujourd’hui dans l’art est une vertu très rare.
On attend confirmation de ses chefs, des critiques, des élus, du public, de papa-maman, du professeur, on n’est personne.
Juif ukrainien, Mikhaïlov est surtout un postsoviétique, un ouvrier-photographe croyant au pouvoir iconique des images, et un joueur supérieur s’embarquant dans le flot de la vie.

Pour décrire ce « libre-preneur comme on dit libre-penseur » (François Prodromidès), Nicolas Bourriaud a cette formule, très juste : « Il construit la maison hantée du monde soviétique, une étrange collection d’images qui chacune porte la trace d’une espérance collective, de rêves intimes, de sensations oubliées. »
Mikhaïlov accumule des images, les manipule, les salit, les sublime, ose des gestes profanateurs, se cogne aux limites de la loi, va vite, très vite.
L’épique l’intéresse, mais aussi, au suprême, les dimensions lyrique et carnavalesque de l’existence.
On trouvera dans le beau volume rouge J’ai déjà été ici un jour, conçu par le réalisateur David Teboul, la reprise d’un long entretien passionnant (retranscrits et traduits par Catherine Perrel) avec l’artiste et sa femme-muse Vita issu de son film Boris Mikhaïlov (2010).
Développant ses images dans sa salle de bain assis sur les toilettes, ce grand créateur de formes, cet observateur hors pair, est un héros prolétarien de l’art.
On peut lire : « Un homme tombe. Un chien est à côté. Qui est le chien ? Qui est l’homme ? Qui marche à quatre pattes ? »

©Boris Mikhaïlov
Alors que son pays est envahi par la Russie, le photographe dédie son exposition parisienne « à tous ceux qui souffrent de cette attaque vicieuse et incompréhensible contre notre patrie, avec une très grande tristesse et une compassion infinie. »
Le mot compassion est important.

David Teboul, Boris Mikhaïlov, J’ai déjà été ici un jour, textes de Nicolas Bourriaud et François Prodromidès, entretien du photographe avec David Teboul, design graphique Jérôme Saint-Loubert Bié, Les presses du réel (Dijon) / galerie Suzanne Tarasiève (Paris), 2011
https://www.lespressesdureel.com/auteur.php?id=1078&menu=1
https://www.suzanne-tarasieve.com/artist/boris-mikhailov/

Rétrospective de l’œuvre de Boris Mikhaïlov intitulée Journal ukrainien à la MEP, du 7 septembre 2022 au 15 janvier 2023
https://www.mep-fr.org/event/boris-mikhailov/

©Boris Mikhaïlov
