
« Je me demande s’il faut que je raconte l’histoire d’une jeune fille excentrique et anonyme qui laisse derrière elle une œuvre ahurissante, dont elle n’a jamais rien su du retentissement qu’elle aurait. »
Francesca Woodman fascine.
Parce que l’œuvre si intense, parce que la vie si brève, parce que la beauté.
Après l’essai remarqué de Marion Grébert (L’Intervalle, 19 octobre 2022), paraît chez P.O.L Francesca Woodman, de Bertrand Schefer.
En septembre 2022, lors des Rencontres de Chaminadour (Guéret, Creuse) organisées par Yannick Haenel, l’intervention matinale de Bertrand Schefer, consacrée à la peinture d’Edouard Manet comme point de rencontre entre Georges Bataille et Michel Leiris, fut magistrale.
Parmi tous les discours savants, un vrai moment de littérature se levait, habité par une profondeur de voix créant une vaste béance autour d’elle.
Dans Francesca Woodman, je retrouve cette voix précise, ce tremblement assuré, cette envie de témoigner d’un mystère et de l’éclat d’une présence rare.
« Elle se reflète dans un miroir brisé, le visage démultiplié, lacéré par le verre coupant, mais encore déchiffrable : trois fronts, quatre yeux, trois nez, quatre bouches entrouvertes, coups de couteau en plein le beau visage. On devine le cou entouré de ce qui ressemble à un boa, une caresse douce et légère, un nuage de duvet qui porte délicatement sa tête tranchée. »
Bertrand Schefer, dont le livre est un condensé biographique ouvert à l’interprétation, tente de comprendre le destin d’une femme devenue, pour nombre de jeunes photographes notamment, une légende.
Combien de fois faudra-t-il regarder les œuvres de Francesca Woodman pour essayer de l’approcher véritablement ?
Combien de femmes fut-elle, capturée/délivrée par le Yashica 635 qu’elle utilisait ?
Quels mots trouver dont la transparence serait le reflet de son opacité ?
Quelle fut votre première fois avec Francesca Woodman ? Comment et où l’avez-vous rencontrée ? Quelle sera votre première émotion si vous ne la connaissez pas encore ?
Ponctuant ses réflexions de courts paragraphes décrivant des photographies emblématiques de l’artiste américaine d’origine italienne – ses parents, père peintre, mère céramiste, trouvèrent des postes d’enseignant dans une école d’art du Colorado – Bertrand Schefer imagine son enfance, ses trajets, ses jeunes passions, la formation de son œil, tente de la réinventer vivante.
« Je mets bout à bout quelques éléments biographiques. J’espère y voir plus clair, j’espère voir apparaître quelque chose. Est-il possible de faire un portrait d’elle ? »
Francesca Woodman danse dans des pièces vides, porte des robes victoriennes blanches, se dévêt, pose une anguille sur son corps, se couvre de papiers peints, devient mur déchiré, s’enferme pour se défaire d’elle-même.
Le huis-clos est l’espace de sa liberté, la fenêtre est un danger, les miroirs des partenaires fantasmatiques.
En entrant dans l’image, l’artiste se souvient des débuts de la photographie et des premiers fantômes de l’histoire du médium.
On l’a vue nue dans un cimetière, jouant avec la mort, et accueillir dans son boitier de vision des arums, comme Imogen Cunningham.
On regarde des images qui nous passionnent, mais pourquoi ? Quel est le secret de notre ferveur ? Quelle scène enfouie cherchons-nous à exhumer ?
« Et je comprends, écrit l’auteur de La photo au-dessus du lit (2014) : être enfermé avec une femme qui part à la dérive – je viens de là. Ces images me montrent ce lieu mental et physique d’où je viens, où je suis né, où je me suis découvert enfant spectateur : enfermé avec une femme qui cherche à respirer, qui me prend à témoin de son angoisse, qui veut sortir sans y parvenir, qui fantasme l’amour comme sortie possible du malheur et l’art comme expression de ce malheur. »
A 23 ans, Francesca Woodman, qui aimait Nadja, Jane Eyre et les livres de Gertrude Stein, traverse la chambre noire, et se défenestre.
Retrouvant peut-être dans le noir et le sang le Paolo qu’elle aurait rêvé de connaître.

Bertrand Schefer, Francesca Woodman, P.O.L, 2023, 80 pages
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