
« Depuis vingt-cinq ans que je viens sur les tombes, à toi je n’ai jamais rien à dire. »
Premier ouvrage de la collection Singulières des éditions Light Motiv, organisant la rencontre entre un récit d’écrivain et une série photographique, L’autre fille, d’Annie Ernaux et Nadège Fagoo, est un livre autour de l’absence.
A l’âge de dix ans, Annie Ernaux apprend l’existence d’une sœur morte à six ans de la diphtérie avant la guerre, avant qu’elle-même ne soit née.

Publié une première fois par Nil Editions en 2011, L’autre fille, qui est une lettre adressée à une inconnue, devient par la grâce de l’univers photographique de Nadège Fagoo un chant funèbre célébrant paradoxalement la vie.
Tout commence au sombre cimetière d’Yvetot, par une croix très blanche, éclatante, désignant la tombe d’une enfant considérée par sa mère comme une sainte.
Il y a dans les photographies de l’artiste vivant à Bailleul, face au cimetière où repose Nadja, la fée magnétique que rencontra André Breton, la présence d’une petite fille blonde fantomatique.

Une enfant en robe de batiste blanche parcourant une bâtisse sans habitant, descendant des escaliers, observant des lumières, une poignée de porte.
La petite fille morte se couche sur des étagères inemployées, elle est double, peut-être triple, c’est la chambre funéraire des êtres partis très vite, l’armoire vide des infantes défuntes.
La noblesse y règne, chevelure lumineuse, beauté d’un pied, d’un cou, d’une nuque, mais aussi une tristesse infinie.
Dieu est là, dans les couleurs et la présence du motif de la croix, radieux, et peut-être indifférent.

Des grillages, des murs obstrués, un enfermement, un pensionnat à l’échelle démesurée.
Il a plu, la belle enfant est maintenant une femme fardée, gelée/ressuscitée, un récit d’Annie Ernaux, qui grandit à Lillebonne, puis à Yvetot.
Dans le système d’écriture de la prix Nobel de littérature 2022, tout repose sur la recherche du mot juste, et l’approche de l’indicible.
Le motif, une fois levé, repéré, est circonscrit, creusé, retourné, précisé, passé au scalpel d’un langage visant à en faire ressentir la puissance troublante.

La lecture devient épreuve, on est dans l’effroyable, jamais très loin de l’épouvante, parce que l’impact des phrases écrites/entendues dès l’enfance se fait destinal.
« Avant de commencer cette lettre, j’étais dans une forme de tranquillité à l’égard de toi, qui est désormais pulvérisée. De plus en plus, en écrivant, il me semble avancer dans une contrée tourbeuse où il n’y a personne, comme dans les rêves, devoir franchir, entre chaque mot, un espace rempli d’une matière indécise. J’ai l’impression de ne pas avoir de langue pour toi, pour te dire, de ne savoir parler de toi que sur le mode de la négation, du non-être continuel. Tu es hors du langage des sentiments et des émotions. Tu es l’anti-langage. »

Annie Ernaux écrit contre sa mère, tout contre, qui ne parla d’abord de cette première fille que pour signifier que l’autre, la suivante, la survivante – elle aussi faillit mourir, rejouant l’instant d’une possible disparition – était moins gentille.
Le dit de la mère.
On passe sa vie à se débattre avec des mots, des phrases, des jugements, avec le parlêtre.
L’enfant sur la photo, ce n’était donc pas moi ? Non. Il y avait erreur sur la marchandise, sur le corps, sur le visage.
Peut-on être la sœur d’un secret ? Non, oui.
Quelle place occuper dans la fratrie quand on n’en sait rien, ou si peu ?

Que comprendre ?
Pourquoi écrire ?
« Je n’écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j’écrive, ça fait une grande différence. »
Au départ, il y a donc la perte d’un enfant et le mur de silence des parents.
« T’écrire, ce n’est rien d’autre que faire le tour de ton absence. Décrire l’héritage d’absence. Tu es une forme vide impossible à remplir d’écriture. »
On reçoit des photos, elles emplissent tout l’espace, puis c’est un trou, une stupeur, on leur en veut.
On froisse ce qu’on aimerait étreindre, on blesse ce qui nous déchire les yeux.
Dans la concession d’un cimetière normand repose l’avenir, le réunion des ossements, la réconciliation ultime, et l’on n’en veut pas.

Annie Ernaux & Nadège Fagoo, L’autre fille, direction éditoriale Eric Le Brun avec Nadège Fagoo et Laurène Becquart, graphisme Nolwen Lauzanne, collection Singulières, éditions Light Motiv, 2023, 92 pages – 4000 exemplaires
La collection Singulières est soutenue par la fondation Jan Michalski
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