L’heure du loup, par la photographe Aurélia Frey (1)

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Il y a dans la poétique photographique d’Aurélia Frey une recherche d’atemporalité et de solitude très précieuses en notre époque de bavardage continuel et de lumières aveuglantes.

Apprendre à voir dans le noir, ne pas craindre de se perdre, accueillir la présence de ce qui approche, sont des attitudes physiques, mais avant tout morales.

Aurélia Frey, dont l’oeil est profondément nourri de peinture, photographie des trésors éphémères, des fragments de paroles incarnées, des souffles.

La beauté de ses images est celle des prières que l’on fait à genoux certaines nuits d’insomnie, attendant de l’ombre des réponses que ne nous donnera pas le jour.

Le cadre est ainsi vécu comme ce qui donne forme à l’informe, une confiance, un soutien quand tout tremble.

Photographier consiste donc pour Aurélia Frey à ouvrir les portes de la perception, en se laissant surprendre par ce qui apparaît, tel l’agneau radieux de Zurbaran face à l’éclair du couteau au moment du sacrifice.

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Comment concevez-vous votre série (en cours) intitulée, d’après un vers du poète Marc Blanchet, La vie repose sur du silence ?

Lorsque je photographie, je n’ai pas une idée préconçue, ni forcément une volonté de narration. Je réalise des images dans des endroits où règnent le clair obscur, l’ombre, le silence. Il s’agit souvent de lieux vides, retirés qui correspondent à ma recherche de solitude, de moments privilégiés, suspendus. Dans ces espaces se trouvent parfois des objets, des traces anciennes que je tente de capturer. Pour  photographier les paysages, j’attends les brumes matinales ou la nuit tombante, les « heures du loup » comme je les appelle. Les portraits sont quant à eux figés hors du temps.

Je récolte de nombreuses images et le choix devient alors difficile car la composition de l’ensemble ne suit pas de direction précise. Pour La vie repose sur du silence, je me suis librement inspirée de T. Vesaas La Barque le soir, où l’écrivain-poète nous perd dans les méandres de ses souvenirs, très visuels, picturaux, l’eau, la terre, la réflection d’une lumière, d’un miroir, l’effacement, le souvenir d’un visage, l’apparition, la disparition, la matière. C’est ainsi que le choix s’opère, certaines images restent, d’autres sont vouées à disparaître. Pour cet ensemble réalisé en Norvège, Marc Blanchet, poète et photographe, a écrit à partir de mes images. La vie repose sur du silence est un de ses vers et il s’est imposé sur ces photographies.

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Ce travail est le fruit d’une résidence d’artiste au monastère d’Halsnoy en Norvège. Ce pays s’est-il révélé particulièrement favorable à votre poétique photographique ?

La Norvège a été un pays « rêvé » en quelque sorte, j’ai trouvé à Halsnoy, au monastère où j’ai eu la chance de faire ma résidence, un endroit propice à la création. Le silence des lieux tout d’abord, où le temps semble s’être arrêté. Les heures passent, il n’y a qu’à observer et méditer ce que dit Bernard Noël : “Le passant s’est assis, il a l’impression d’écouter l’espace avec ses yeux”. Derrière chaque porte, un tableau, une photographie ancienne, un livre qui raconte, des clairs obscurs, une nappe en dentelle posée là sur une table en bois, des bougies. Dehors, on entend le bruit sourd de la mer. Tout cela appelle des images. Les nuits sont courtes au mois de mai, elles semblent ne jamais être au rendez-vous, et de temps en temps, par magie, la brume monte sur les eaux. J’ai retrouvé l’atmosphère des poésies qui me touchent et nourrissent mon univers.

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Quels poètes lisez-vous ?

Les poètes-auteurs que je lis sont nombreux  : Alexandra Pizarnik, Olav H. Hauge, Estelle Fenzy, Marc Blanchet, Paul Sanda, Jacques Roubaud, Tor Jonsson, Stein Mehren, Inger Christensen, Roger Munier, Emmelene Landon, Paul Fournel, David Brunel, Victor Hugo, Bernard Noël, Yves Bonnefoy et Nerval, Rimbaud.

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L’organicité et la sensualité de la pellicule argentique sont-elles essentielles pour vous?

Oui, la pellicule argentique, « son organicité » est essentielle. J’ai besoin de ce contact avec la matière, matière même de la pellicule. La magie de l’attente, de la déception ou de la surprise. Nécessité de posséder l’image comme un objet, une sorte de  trésor sur lequel revenir sans cesse. J’aime me dire que l’on peut intervenir, effacer, que le temps viendra grignoter le négatif, j’aime l’idée qu’il puisse s’altérer. Sa manipulation me semble plus palpable, plus réelle et émouvante qu’avec un travail réalisé au numérique, bien que je fasse également des prises de vue en numérique.

J’aime me dire que le négatif est en quelque sorte les pinceaux et la peinture du peintre. Il y a un besoin de contact.

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Quel corps adoptez-vous lorsque vous photographiez ?

Un incroyable besoin de silence, il me semble que le monde autour peut s’écrouler. Ne plus  rien voir alors qu’il « faut voir ». C’est un autre état, une autre respiration. Rentrer en soi-même ou dans l’objet, le paysage, la personne photographiée. Il n’y a plus rien d’autre qui compte.  Cette respiration arrêtée est parfois douloureuse :  ne pas arriver à trouver, ne pas arriver à voir ce que l’on voit ou ce que l’on voudrait voir, chercher, se déplacer, en tension parfois. Mais toujours en silence, en se sentant vivre.

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En quoi la peinture vous inspire-t-elle ? Quand vous entrez dans un musée, qu’espérez-vous ?

Quand j’entre dans un musée, se produit le même phénomène que lorsque je photographie, la respiration change : l’absence au monde « réel », à ce qui m’entoure. Je sais que je passerai devant des peintures, que certaines ne me parleront pas et puis soudain au détour d’une salle, un regard ou un arbre debout, là seul au milieu de nulle part, une image qui  peu à peu se tient au milieu de la pièce, envahissante de lumière, de matière. Envie de toucher. Le regard de cette femme : a-t-elle seulement vécu ? Qu’a -t-elle fait ? Et ses mains arrêtées, en suspension, son regard, perçant, froid. Un cavalier qui passe, son cheval renversé. Il n’y a plus personne autour, plus que le silence ou les cris, les murmures étouffées de la toile, la matière, la texture qui reflète, entraîne, noie, qui fait oubli.

Oublier. Et se Souvenir.

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Toute la magie de la peinture, comme un négatif dans lequel on pourrait pénétrer, se fondre, se noyer, s’inventer, se ré-inventer.

Faire vivre, revivre les ombres.

Croyez-vous aux fantômes ?

Dans un sens, oui, je crois aux fantômes, à ceux qui ont été là présents sur une plaque de verre, ou prisonniers de la toile à jamais, qui hantent nos mémoires, qui s’effacent, qui ont déjà basculé dans le noir, mais que la photographie, cherche à faire ré-apparaître encore l’espace d’un instant, prolonger la vie.

« L’univers grouille de fantômes ou de reflets mal colorisés, mal doublés ;

Les teintes en vieillissant débordent les formes ; peu à peu les langues anciennes se désynchronisent sur les chairs de mes lèvres », écrit Pascal Quignard dans Les ombres errantes.

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L’oeuvre de cinéastes tels que Dreyer ou Tarkovski a-t-elle pu vous inspirer ?

Les films de Tarkovski, Dreyer ou encore Bergman sont comme des tableaux sonores de silence où rien ne se dit mais tout se passe. Une goutte d’eau tombe lentement sur des carafes, une chevelure vue de dos…  Autour d’une table un non-dit, des objets parsemés ici et là, l’eau, les reflets, l’ombre et la lumière, la solitude des hommes ensemble, mais seuls toujours, l’impossibilité du bonheur, le souvenir présent trop présent. Un chien passe dans une église en ruine, le cauchemar, le rêve au bord de la fracture, revenir au monde, basculer sans cesse. Un lit vide, avec l’homme qui marche. Le vent. Le froid. Le froid qui rend vivant. Telles sont les images qui font leur petit chemin…

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Quelles images voyez-vous lorsque vous repensez à votre enfance ?

Toutes les images de l’enfance, même du passé proche sont confuses. Ce sont des sensations, des points de lumière très vibrante puis des arrêts, des trous noirs, des narrations discontinues. Il n’y a pas de suite, juste des allers-retours, des plongeons, des sensations très denses. Beaucoup d’arrêts sur image. Comme un film qui ne veut pas se dérouler, une bobine qui s’enroule sur elle-même, un négatif collé sur la spire.

Tout parle en petites images dans mes souvenirs.

Il y a ce long moment avec Louis, mon grand-oncle en Lozère, où je lui tiens la main, violette, crevassée par le froid des hivers successifs. Il va bientôt mourir, je le sais. «  Je suis comme le chocolat Meunier qui craint chaleur et humidité. » J’ai commencé par là à photographier : sa maison, ses objets, son visage, son silence.

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Ne photographiez-vous pas comme on compose en permanence des natures mortes ?

J’ai toujours besoin de composer, composer est toujours imparfait mais nécessite une concentration, rentrer en contact avec les éléments que l’on a devant les yeux. La nature morte exige le silence, exige l’ailleurs, la contemplation, le regard en soi. La toucher, la peindre, l’écrire en lumière, essayer, ne pas y arriver, essayer encore, peut-être en vain, alors rechercher les images, toujours les mêmes, ou presque.

Quelles audaces esthétiques aimeriez-vous vous autoriser ?

Parfois, j’aimerais m’échapper de cette composition que je m’impose malgré moi. J’aimerais faire des images plus libres, qui s’envolent. C’est d’ailleurs ce que j’admire chez de nombreux photographes, les moments « volés » qu’ils saisissent, les instants sans retenue, sans cadre où le regard est une déambulation, un cheminement. Ce sont ces audaces que j’aimerais me permettre, cette liberté de jouer avec l’appareil, de décomposer, de remettre les images en mouvement, pour que que la respiration respire.

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Pourriez-vous vous revendiquer de l’école de Gérard de Nerval et des Filles du Feu ? Vous inventez en images une sorte d’outre-monde où le merveilleux réside dans une puissance de brumes, de noirs ou de flous irradiant votre perception. Le Jadis, tel qu’exploré par Pascal Quignard dans son ensemble d’ouvrages regroupés sous le titre Derniers Royaumes, que vous évoquiez, est-il l’objet de votre quête esthétique ?

Je pense aux premiers mots de Aurélia de Nerval qui explore ce passage, ces portes à « percer sans frémir » vers les brumes, les ombres, le monde invisible dont parle aussi Pascal Quignard : « Derrière le monde visible, il y a un monde. Maintenant sorti de l’ombre où le roi voulut me placer pour  reposer mes yeux, je pense : Derrière le monde invisible, il y en a encore un autre, qui est seul réel »

Je me sens tout à fait concernée dans mon travail photographique par ces mots qui ouvrent le premier chapitre du magnifique texte de Gérard de Nerval Aurélia : « …Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : – le monde des Esprits s’ouvre pour nous. »

Je crois que la photographie représente pour moi ce passage, ces seuils nécessaires, ces chemins qu’il faut trouver et dont parlent ces poètes.

Vous êtes diplômée de l’école d’Arles. Quels enseignements essentiels y avez-vous reçus ?

Je crois que la richesse a été la découverte permanente d’images, les séminaires durant lesquels nous sommes amenés à rencontrer des auteurs, artistes, photographes : la pluralité des regards. Il y a aussi des souvenirs de longues heures passées au-dessus des bains : voir l’image se révéler ou s’obscurcir.

Vous avez été pensionnaire de la Casa de Velasquez, à Madrid. Qu’avez-vous découvert en Espagne ?

J’ai eu la chance de pouvoir séjourner durant deux années à Madrid. J’avais suivi librement cette fois-ci un auteur que j’aime particulièrement, Cees Nooteboom. Je me suis plongée dans son livre Le Labyrinthe du Pélerin / Désir d’Espagne (éditions Actes Sud) où l’écrivain prend en quelque sorte le prétexte de se rendre à Saint Jacques de Compostelle et nous perd sur les routes d’une Espagne plurielle, avec ses régions, ses paysages changeants, ses spécificités. J’ai donc sillonné l’Espagne, me rapprochant des endroits où il s’est rendu non pour en faire une illustration mais pour m’inspirer des thèmes qu’il développe. Tenter de retrouver ses mots en images. Il parle magnifiquement dans plusieurs chapitres de peinture, du Prado, de sa rencontre avec Zurbaran.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Aurélia Frey, Apnée, éditions nonpareilles, 2015 (livre disponible sur commande auprès de la maison d’édition)

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