
« Je crois que les gens se divisent en deux catégories, selon leur façon de ressentir les paysages. Les uns aiment escalader une montagne, avoir les pieds tout près des nuages, et dominer la vallée de la tête, du regard. Là-haut, leur souffle se libère, leur poitrine se dilate, ils prennent un grand bol d’air. Les autres, eux, se sentent complètement perdus, au sommet, quand ils regardent en bas. Moi, je fais partie de ces gens perdus, j’ai la gorge nouée. Plus le panorama est vaste, plus je me sens oppressée, à l’étroit, comme si j’allais claquer : mon existence est totalement remise en cause. Je crois que c’est l’infini qui fait ça : je m’y projette aussitôt, et face à lui, je ne suis rien, au fond. Je regarde un vaste paysage, avec la sensation d’être dans une énorme impasse. »
Prix Nobel de littérature 2009, Herta Müller, auteure de livres impressionnants par leur pouvoir de visions et leur obstination à se confronter au mal (L’hommes est un grand faisan sur terre, La bascule du souffle, Animal de cœur, Dépressions), s’explique, dans une conversation avec Angelika Klammer, sur sa vie, son œuvre, ses hantises.
Le livre s’intitule Tous les chats sautent à leur façon (Gallimard, 2018), il risque de passer relativement inaperçu, il est pourtant considérable tant ce qui s’y pense, s’y dit, tente de s’y révéler, touche au plus profond de la condition humaine.
Née en 1953 en Roumanie, dans la minorité allemande du Banat, subissant la violence de la dictature de Ceausescu, et l’ostracisme de son pays natal, Herta Müller a trouvé dans la littérature un monde où habiter, un territoire où déployer ses fulgurantes images.
Détresse, menaces, persécutions, lâcheté de presque tous.
Devenir une plante pour tenir le coup, ou une étrangère absolue, ou une observatrice hors pair.
Noter des danses macabres.
« Je pensais que tous nos souffles étaient comptés, enfilés comme des perles de verre pour former un collier. Quand ce collier de souffles allait de la bouche jusqu’au cimetière, on mourait. La respiration étant invisible, personne ne connaissait la longueur de son collier de souffles. »
Rites, superstitions, puissance du magico-existentiel.
« Les meubles étaient malins, surtout les miroirs qui connaissaient l’intérieur des gens. Ils vous perçaient à jour. On disait que dans le miroir, il y avait le diable. Quand quelqu’un mourait, il fallait voiler tous les miroirs de la maison, sinon, ils auraient pris l’âme du défunt. »
Etre vachère, prolétaire, écrivain.
S’interroger sur la tristesse, les secrets, le silence, le labeur, la répétition des peines.
Se raconter des sornettes pour contrer les serpents de la solitude.
Quelle différence entre fiction et réalité ?
Avoir peur, être surveillée, contrôlée, épiée, interrogée.
Ululement d’une chouette, quelqu’un est mort, défenestré.
Etre battue dans la patrie du socialisme galvaudé.

« Une vingtaine d’années plus tard, j’ai été puéricultrice pendant quelques semaines, et le premier jour la directrice m’a donné ses instructions : on chante l’hymne national tous les matins, avant toute chose. Et ensuite, elle m’a montré les baguettes qu’elle avait sur une étagère, longues ou courtes, minces ou grosses. Les enfants étaient dressés à coups de baguette. Quand je m’approchais d’un enfant, il fermait les yeux, détournait son visage en disant : « Me tape pas », et les autres criaient en chœur : ‘Cogne-le, vas-y- vas-y !’ »
Recevoir des râclées, des gifles, des corrections.
Rire du chapelet à la langue jaune.
« J’avais un mal fou à oublier chaque enterrement ; pendant des jours, je ne pouvais plus manger de viande, sans avoir jamais tenté de m’expliquer ce rapport illogique. Même si un spécialiste de psychologie l’expliquait, il ne pourrait guère fournir que des interprétations ; on n’a aucune certitude concernant ce fichu rapport entre l’intérieur et l’extérieur. »
Compassion, isolement, abrutissement, dureté, cruauté, camp, guerre.
« A dix-sept ans, mon père s’est enrôlé dans la Waffen-SS, il a survécu, il est rentré au village, et ensuite, il n’a plus jamais quitté le coin ; il allait tout au plus à la ville, à trente kilomètres de là. »
Stalinisme, déportation, Securitate.
« Personne n’a jamais évalué le nombre des décès dus à la répression stalinienne, dans tous les pays européens : il s’élève sans doute au double de celui des morts du goulag en Union soviétique. Des milliers de gens ont été incarcérés, torturés à mort pour « menées antisoviétiques », on les a mutilés physiquement, on leur a détraqué le cerveau. Un sujet tabou jusqu’en 1989n en Europe de l’Est. »
Punitions, bassesses, censure, informateurs, vexations, intimidations.
« L’enfance a une date de péremption assez rapide. Ensuite, on est livré à soi-même, et durant toute sa vie, on doit s’éduquer tout seul, que ça nous plaise ou non. Je ne sais pas comment on s’y prend : pour soi-même, on est d’une telle opacité… Ces choses, on les connaît du dehors, mais leur effet reste une énigme. On ne sait pas comment le vécu fonctionne en nous. »
Complot, dépression, cris étouffés, rancœurs, haine.
« Je ne me prenais pas pour un écrivain. Je m’étais mise à écrire parce que mon père était mort, parce que le harcèlement des services secrets était de plus en plus insupportable. Il me fallait sans cesse m’assurer de ma propre présence, car j’avais une peur terrible de ne pas sortir de l’impasse. Et l’écriture permettait d’apprivoiser cette peur. Je ne voulais pas écrire de la littérature, mais trouver un appui. En lisant des livres, je me disais : tant qu’on a sous les yeux de belles phrases qui sont plus qu’un contenu verbal, elles savent comment ça marche, la vie. »
Dictionnaire, encyclopédie médicale, nudité, ignorance, complexité.
« Qu’on puisse aimer des trucs qu’on ne supporte pas, que l’amour et le dégoût puissent être la même chose, qu’il y ait des choses hybrides dont la composition est autre que celle qu’on peut évoquer : tout cela, les idéologues de la patrie ne peuvent pas se l’imaginer. »
Laideur, lassitude, uniformité, dégoût, haillons.
« J’étais épouvantée par l’aridité de la langue du parti, par ses formules toutes faites qui abêtissaient les gens. Cette langue avait littéralement perdu la tête. Assister à une séance de plusieurs heures pouvait donner un malaise physique. Le mauvais goût des mots me remontait dans le gosier, j’en étais gavée comme si j’avais dû manger tout ce qu’on me racontait sur le podium, et que je n’arrivais plus à avaler. »
Exclusion, assassinat politique, balle dans la bouche.
« On ne disait pas un mot des lois raciales qui avaient existé en Roumanie, à l’époque, tout comme dans l’Allemagne nazie. Ghettos, pogroms, camps d’extermination – les Roumains n’y allaient pas de main morte, et les nazis les félicitaient. Le fascisme roumain avait son langage à lui, vibrant, d’une débilité visqueuse, d’un fanatisme religieux et chauvin. L’Eglise orthodoxe était fortement impliquée dans le fascisme. La mort était « un maître d’Allemagne », mais elle avait en Roumanie une apprentie qui faisait du zèle. »
Falsification, mensonge, démolition, matraque, folie, angoisse, tabassage, Paul Celan jeté à l’eau.
« En Roumanie, beaucoup de femmes ont connu une fin tragique en tombant enceintes. Un décret de Ceaucescu obligeait chaque femme à mettre au monde cinq enfants, malgré la pénurie de denrées alimentaires qui régnait dans le pays. Or même en disposant d’aliments de base, une famille roumaine n’aurait guère voulu avoir cinq enfants de sa propre initiative. L’avortement était interdit et faisait encourir une peine de prison. Il n’y avait pas de contraceptifs. Ce décret a détruit des milliers de familles. »
Avortement clandestin, dénonciation, convocation, prison, orphelinat, démence, narcotiques.
Servilité, répression, tentative d’évasion.
« La Securitate était une organisation criminelle. Jusqu’à aujourd’hui, aucun de ses membres, jeunes ou vieux, n’a été obligé de se justifier. Et le pouvoir de l’institution n’est pas aboli : beaucoup de jeunes de cette organisation ont été repris par les nouveaux services secrets. Les vieux qui ont fait leur temps touchent des retraites largement supérieures à la moyenne. Je ne vais pas m’épuiser nerveusement à rencontrer de ma propre initiative des agents de la police secrète d’hier et d’aujourd’hui. »
Corruption, bakchichs, soupçon, épuisement, effondrement, survie.
Eux : « Ils vont te jeter dans le fleuve. »
Eux : « Ils vont te broyer. »
Eux : « Tu vas le regretter. »
Vous l’avez compris, Herta Müller, émigrée en Allemagne en 1987, est une miraculée.
Herta Müller, Tous les chats sautent à leur façon, entretien avec Angelika Klammer, traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, Gallimard, 2018, 240 pages