La photographe est le premier roman étrange et beau de Diane Chateau Alaberdina.
Comment se construit une identité lorsque l’on est une jeune exilée russe à Paris ?
Comment accède-t-on à la source de son désir ?
Qu’est-ce qu’un corps de chair ?
Comment faire couple ?
Quel pouvoir nous offre la maîtrise de l’appareil photographique sur un modèle nous offrant son intimité ?
Les blessures d’enfance construisent-elles des cruautés d’adulte ?
Sous une forme romanesque très directe, sans aucun pédantisme, mais avec la conscience de qui a lu probablement Nathalie Sarraute, Diane Chateau Alaberdina évoque ces questions difficiles par le prisme de ses personnages : Lud et son frère à l’amour quasi incestueux, un père photoreporter de guerre ne parlant jamais de son travail, Agafonova l’écrivaine russe du café de la diaspora slave à Paris, L’Archipel, Taisiya sa fille devenant modèle pour Lud en faisant l’amour avec son mari devant son objectif, et Milo Malkovicz, époux de Lud, lui aussi photographe.
Souvenirs d’une enfance passée à Saint-Pétersbourg, d’un appartement au parquet bruyant, et de la vie secrète des habitants de l’appartement d’à-côté s’étreignant dans les cris de jouissance et de détestation.
Un jour, la voisine se suicide. Un corps vivant est là, puis disparaît, « surface fragile ».
« J’ai éprouvé la même sensation de vertige une quinzaine d’années après, en photographiant Taisiya nue. En observant avec minutie les détails de son corps. Le craquement de ses vertèbres lorsqu’elle changeait de position. La lumière blanche sur ses côtés, ses seins maigres. Désirer son corps autant qu’il m’angoissait. »
La photographe pourrait être le récit à la première personne d’une vocation, si ce n’était davantage une plongée dans les mystères de la fabrique des peurs et des désirs.
« Dans le sous-sol [la famille est arrivée à Nogent-sur-Marne], mon père avait installé sa chambre noire. Avant d’arriver en France, il avait été reporter de guerre. Sur les étagères, des flacons de produits chimiques, du bromure d’argent, du vinaigre. Des odeurs étranges qui me faisaient tourner la tête lorsque je les reniflais trop fort avec mon frère. Les soupiraux étaient calfeutrés. Cette pièce obscure ressemblait à une salle d’opération. Les outils alignés me glaçaient le sang. Mon père refusait de nous montrer les clichés qu’il avait pris sur le terrain. Il possédait un coffre-fort dans lequel il enfermait les négatifs. »
L’enfant a douze ans, achète un magazine sur la Yougoslavie, voit enfin quelques photos de son père, une trace dans la neige d’un corps ayant dû être traîné. C’est un instant inaugural, un trauma, la présence d’une absence la rendant peu à peu hermétique à la compassion.
Taisiya alors ? Elle « avait cette démence sublime qui flottait sur son visage, nichée dans sa bouche entrouverte et son regard de lolita contrariée. »
Une photo de l’enfant circule, bientôt déchirée.
Pour approcher Agafonova, la mère fascinante, faudra-t-il se débarrasser de la fille, s’introduire dans sa vie et la posséder en image jusqu’à briser sa « fragilité sans pudeur » ?
« Ils se sont déshabillés derrière le paravent, avec des gestes saccadés. Taisiya a enlevé son pantalon en le tirant au niveau des mollets. J’ai distingué le dessin des muscles jusqu’en haut des cuisses. Lorsqu’elle a posé son pull sur la chaise, j’ai vu sa cicatrice pour la première fois. Samuel était aussi grand et maigre que sa femme. Son corps me faisait penser à celui d’un très jeune adolescent, encore sans poils, sans aucune imperfection sur la peau. Et je ne les ai pas quittés des yeux en préparant le matériel, scrutant les moindres signes de détresse chez eux. »
Le désir est trouble, inconnaissable, savoir comment faire couple est une énigme : « Chaque fois que je photographiais des nus, Milo participait au développement. Au fond de moi, j’aimais savoir qu’il regardait en même temps que moi ces femmes et ces hommes. »
« Lorsque Milo et moi faisions l’amour, je pensais à eux. Je n’avais pas honte de moi. C’était quelque chose que j’avais admis, ce plaisir de me comparer et de me dire que je ne serais jamais la même femme que Taisiya. »
Passent des trains, des suicidés, les fantômes d’Anna Karénine et de Silvia Plath, le temps.
La photographe invente un chemin de survie psychique aux lisières de la mort et de la hantise.
La photographe se met à nu, comme dans une bania.
Des corps flottent dans le silence de la chambre noire.
« J’avais besoin de contrôler l’existence de ceux qui m’entouraient. Je percevais la moindre faille et m’y engouffrais, dans l’espoir de me sentir plus forte et plus vivante que je ne l’étais. C’était un poison sans antidote. »
Diane Chateau Alaberdina, La photographe, Gallimard, 2019, 156 pages