
L’hygiénisme est l’autre nom de notre époque, puritaine, violente, haineuse, portée par le désir de mort.
Au XIXème siècle, l’hygiène fait des progrès, faisant reculer les maladies les plus contagieuses, avant que de se transformer en impératif moral.
Gérard Macé, cet esprit libre, voyageur, cultivé, en fait le thème de son dernier opus, Le navire Arthur et autres essais (Arléa), réflexion en trois actes majeurs centrés sur le parcours de trois médecins : Parent-Duchâtelet, Adrien Proust (papa d’un petit garçon aimant beaucoup les madeleines), le docteur Destouches (vous avez reconnu l’ogre).
Distinguer le pur de l’impur, soit, mais l’on n’est jamais loin du déplacement de la limes dans la frénésie d’épuration.
Que faire des matières fécales ? Que faire des chairs en putréfaction ? Que faire des cadavres ?
Au XIXe siècle, un bateau transportant de la poudrette (engrais de déjections humaines) pour fertiliser le sol des Antilles se transforme en navire de mort et d’épouvante. L’équipage est anéanti. Parent-Duchâtelet, spécialiste des égouts – Paris est alors un vaste cloaque à ciel ouvert -, mène l’enquête, comprenant que ce drame fut causé par l’émanation d’un gaz pestilentiel.
Evoquant le bateau fantôme, Gérard Macé décrit en parallèle l’état sanitaire déplorable de la capitale, où les immondices s’amoncellent et où la Bièvre est un liquide puant.
« Que faire de nos déchets, de nos déjections, de nos détritus ? L’une des réponses fut celle de Vespasien qui disposa des amphores au coin des rues, afin de recueillir les urines dont avaient besoin les foulons, autrement dit l’ammoniac utile aux tanneurs. »
En 1897, Adrien Proust fait paraître son essai La Défense de l’Europe contre la peste. En historien des épidémies, le docteur observe le comportement des rats, relit ses classiques (Thucydide, Grégoire de Tours, Galien, Rufus d’Ephèse), « fait l’inventaire des procédés dont on use pour éloigner le mal ».
On ne s’étonnera pas qu’avec un tel père le jeune Marcel comprît très tôt le danger des miasmes, et le bonheur de la littérature.
Puis, comme Ferré chante « Merde à Vauban », voici le chapitre, hargneux, méchant, sans concession, « Merde à Céline ».
Quand on aime danser le rigodon, la rage macéenne énerve, mais avouons que les coups portent, et que l’on peut suivre l’écrivain parce que sa pensée est loin de ne se nourrir que de négatif.
« C’est soigneusement, si l’on peut dire, qu’il a cultivé son allure de clochard bien peu céleste, de persécuté victime de la justice des hommes, et de médecin des pauvres alors qu’il n’avait pas de clientèle. Il avait bien raccroché sa plaque, mais c’est un geste de pure forme, affirme son biographe Henri Godard. »
Impécunieux Céline ? Il fut choyé, fut membre d’une famille (sens large) assez confortablement installée, et eut l’obsession de l’or dont il ne manqua pas toujours : « En clair, Céline appartient à cette petite bourgeoisie coincée entre deux classes, les riches qu’il jalouse et les pauvres qu’il méprise. »
Pour Macé, l’hygiéniste Céline – lire La vie et l’œuvre de Philippe Ignace Semmelweis – est un personnage de piètre envergure, lâche, obsédé par l’idée de la race pure et de la scatologie.
« Quand il est arrivé à Copenhague, le même Céline portait son or dans la doublure de son gilet. Cet or lui venait de ses droits d’auteur, non pas les droits du Voyage ou de Mort à crédit, mais les droits que lui avaient rapporté ses pamphlets antisémites. »
Céline un charlatan ?
Bien sûr que oui.
Bien sûr que non.
La propreté est-elle l’apanage des classes sociales supérieures ? Un nouvel ordre mondial? Un totalitarisme ? Un refus de l’autre ?
La catastrophe écologique est désormais une évidence pour tous, mais il faut parier sur les métamorphoses du vivant, bien plus intelligent que nous.
Sans craindre d’offrir quelquefois à Bacchus quelques libations d’anthologie menant aux bateaux ivres.
Gérard Macé, Le navire Arthur et autres essais, Arléa, 2020, 98 pages – parution le 5 mars 2020
Pour élargir le champ de la critique célinienne un peu trop évidente, Henri Godard, éditeur des œuvres du génial auteur dans la Bibliothèque de la Pléiade, publie Céline et Cie, inscrivant l’écrivain dans le vaste ensemble littéraire français de l’entre-deux-guerres, rapprochant sa trajectoire existentielle de celles de Louis Guilloux et André Malraux dans une Europe effondrée spirituellement après la Première Guerre mondiale.
« Céline n’a réalisé que tard son désir d’écriture, publiant à trente-huit ans son premier roman, Voyage au bout de la nuit. Rien dans son milieu ne l’y prédestinait. Fils unique d’une mère qui tenait un petit commerce et d’un père employé subalterne dans une compagnie d’assurances, ses parents lui avaient fait quitter l’école après le certificat d’études. »
Sur les décombres du roman balzacien naît le roman moderne et la cohorte des antihéros sublimes pour qui l’échec n’est pas une défaite personnelle, mais la métaphore d’une époque avilie, avachie, exsangue.
Faire passer le langage oral dans la grande littérature française afin d’en dynamiter le discours depuis si longtemps établi – ses phrases, développements, règles et péroraisons concernant les grandes valeurs ayant amené tant d’hommes, comme hypnotisés par les maîtres du verbe, à l’abattoir -, telle est l’ambition majeure de Céline.
Certes, l’exceptionnelle verve satirique de Céline chuta dans le délire antisémite des grands pamphlets (Bagatelle pour un massacre, 1937 ; L’Ecole des cadavres, 1938 ; Les Beaux Draps, 1941), mais la folie paranoïaque n’invalide pas l’ensemble d’une œuvre parmi les plus grandes du siècle avec celle de Marcel Proust.
L’écrivain aura compris dans les charniers de la Première Guerre mondiale que le désir de meurtre, loin de ce que peut accroire la guimauve moraliste, est une pulsion première, indéracinable, féroce.
« Ces gens-là même que je regardais par la fenêtre et qui n’avaient l’air de rien, à marcher comme ça dans la rue, ils m’y faisaient penser, à bavarder au coin des portes, à se frotter les uns contre les autres. Je savais moi, ce qu’ils cherchaient, ce qu’ils cachaient avec leurs airs de rien les gens. C’est tuer et se tuer qu’ils voulaient, pas d’un seul coup bien sûr, mais petit à petit, comme Robinson, avec tout ce qu’ils trouvaient, des vieux chagrins, des nouvelles misères, des haines encore sans nom, quand ce n’est pas la guerre toute crue et que ça se passe alors plus vite encore que d’habitude. »
Henri Godard, Céline et Cie, Essai sur le roman français de l’entre-deux-guerres, Malraux, Cocteau, Genet, Queneau, Gallimard, 2020, 270 pages