© Lisetta Carmi et Martini & Ronchetti
Je demeure ébranlé par la vision en 2009 du film documentaire de Pietro Marcello, La Bocca del lupo, œuvre relevant, par son portait des bas-fonds de Gênes, de la puissance des mythes, montrant l’amour éblouissant et brut entre Enzo, un criminel multirécidiviste, et Mary, femme transgenre qu’il vénère – la pauvreté, le sexe, la violence, et l’amour qui rédime, pouvant aller jusqu’au meurtre de qui viendra contrarier la rencontre des amants absolus.
Je découvre ainsi avec une grande joie Those with a name to come, récente publication, par Filigranes Editions et l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles, des photographies de Lisetta Carmi sur la communauté des travestis et des ouvriers du port de Gênes dans les années 1960 – cette édition étant l’aboutissement d’un projet pédagogique proposé à cinq étudiants, dirigés par Marta Gili, chargés d’élaborer cet ouvrage, conçu comme un hors-série de la revue Inframince, et l’exposition qui l’accompagne (victime pour le moment du confinement et des mesures sanitaires).
© Lisetta Carmi et Martini & Ronchetti
Pianiste de talent passée au huitième art pour accompagner politiquement la reconnaissance des êtres transidentitaires et des réprouvés, l’importante artiste italienne née en 1924 s’est notamment intéressée en images en 1966 au poète Ezra Pound retrouvé dans les hauteurs de Rapallo, en Ligurie, muré dans le silence, malade, à la limite de la folie.
Travaillant au Leica, Lisetta Carmi est adepte de la vision directe, rapide, franche, documentant et questionnant sans fausse pudeur l’identité de genre dans une Italie encore très catholique et conservatrice.
© Lisetta Carmi et Martini & Ronchetti
I travestiti (1965-1971), publié une première fois en 1972, relève d’un regard anthropologique empathique envers des êtres incarnant les stéréotypes du glamour tout en étant contraints de marchander leur corps pour survivre.
Photographiés au flash, en noir et blanc ou couleur, les trans du ghetto de la Via del Campo font le tapin, assis sur des chaises ou appuyés contre un mur, montrant leurs jambes, leurs bas, leurs talons, alors que passent près d’eux le petit peuple génois, une mère portant un sac plastique et sa fille, un jeune marin probablement en maraude, un homme portant une valise.
© Lisetta Carmi et Martini & Ronchetti
Elles s’appellent Dalida, La Bella Elena, Lola Montes, La Cabiria, La Navia, Renée, La Morena, Pasquale, La Gitana, La Gilda, et sont, dans leur hypersexuation inspirée des codes de la société du spectacle, superbement touchantes.
Elles se maquillent, posent comme des pin-up, portent des perruques, et montrent avec fierté leur poitrine, fruit d’un lourd traitement hormonal.
© Lisetta Carmi et Martini & Ronchetti
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Lisetta Carmi photographie pour témoigner et comprendre, très attentive à la condition des travailleurs, des parias, du sexe, du monde ouvrier, mais aussi, simplement, comme dans la série Metropolitain (1965) des visages de la vie quotidienne, difficile, noire, impécunieuse.
Elevée dans une famille bourgeoise – son regard sur les statues noircies du cimetière de Staglieno, à Gênes, évoque une condition sociale supérieure, où la mort et l’érotisme semblent indéfectiblement liés -, la photographe aura choisi d’entrer en art pour célébrer les chemins de l’unité avec les damnés de la terre.
© Lisetta Carmi et Martini & Ronchetti
Pour présenter les étudiants qu’elle a dirigés dans la conception et la construction de Those with a name to come, Marta Gili parle d’un « exercice de recueillement critique collectif ».
C’est exactement cela, et ce sera pour la plupart des lecteurs une découverte majeure, à classer aux côtés des travaux de Jane Evelyn Atwood, et de Sergio Larrain qui, comme Lisetta Carmi, abandonna la photographie pour la prière et les exercices spirituels, au cœur du monde, loin du monde, à Ovalle au Chili, à Cisternino dans les Pouilles, où la belle dame vit toujours.
Lisette Carmi, Those with a name to come, textes de Marta Gili, Alejandro Leon Cannock, Mariano Bocanegra, Fabien Vallos, Lisette Carmi, Juliette George, Giovanni Battista Martini, commissariat du projet Siouzie Albiach, Mariano Bocanegra, Florence Cuschieri, Juliette George, Marta Gili, Alejandro Leon Cannock, Giovanni Battista Martini, Audrey Mot, Fabien Vallos, Juliette Vignon, directrice de la publication Marta Gili, coordination de la publication Audrey Mot, Filigranes Editions / ENSP, 2020, 112 pages
Consacré à la question des « images opératoires », expression forgée par le réalisateur allemand Harun Farocki pour désigner des images dépassant leur fonction première de représentation pour des missions de contrôle, de mesure, de quantification, le dernier numéro de la revue de l’ENSP, Inframince, est une nouvelle fois très stimulante intellectuellement.
Outre des portfolios (de Nans Bortuzzo sur le rapport Etats-Unis/amnésie/perte de repères, et de Mezli Vega Osorno sur les ravages de l’extractivisme à l’échelle mondiale concernant le sable utilisé pour fabriquer du béton), des propos sur l’inconscient machinique des caméras de surveillance révélé par l’art (Jean Dubois, Caroline Bernard, Nans Bortuzzo, Alexandre Castonguay, Alice Jarry, Guillaume Pascale), un article sur la perspective verticale par Hito Steyerl, et une analyse des « nouveaux dispositifs de questionnement des territoires » par Danièle Méaux, on y lira notamment un entretien passionnant avec le photographe iconographe Eric Tabuchi – régulièrement présenté dans L’Intervalle -, voyageur inlassable et glaneur compulsif d’images, généralement anonymes, sur Internet.
Les assemblant dans un vertigineux répertoire de formes, il y a chez lui quelque chose du Facteur Cheval à l’époque de l’engloutissement numérique, une approche du territoire à la fois stupéfiée et extrêmement rigoureuse.
Eric Tabuchi assemble, agence, ordonne le fouillis de nos visions, pour bâtir le livre ininterrompu de nos cathédrales modernes, modestes, grandioses, idiotes, et souvent involontairement amusantes – voir son Atlas des régions naturelles.
Sourd pourtant de son travail sériel une grande mélancolie constitutive de l’effondrement inhérent à nos tentatives de civilisation, permettant d’apparenter son grand œuvre presque pop à un sermon de Bossuet sur la mort.
© Lisetta Carmi et Martini & Ronchetti
« Mes photos de maisons, de granges ou de hangars, déclare l’artiste à Nicolas Giraud, sont des portraits, il est possible de regarder ces modestes constructions comme s’il s’agissait de visages, avec leurs défauts, leurs rides, leur vécu en résumé. Je dois ressentir de l’empathie pour photographier. »
Autre formule de cet antitouriste sensible à l’architecture des bâtiments oubliés, sans grade, délaissés, voire méprisés : « moins vite, moins loin, moins grand ».
Revue Inframince, « L’image n’est pas le territoire », éditorial Caroline Bernard & Nicolas Giraud, portfolio de Nans Bortuzzo et Mezli Vega Osorno, textes de Hito Steyerl, Guillaume Pascale, Danièle Méaux, Jean-Roch Siebauer, entretien avec Eric Tabuchi, N°15, Filigranes Editions / ENSP, 2020, 96 pages
Se procurer Those with a name to come
© Lisetta Carmi et Martini & Ronchetti
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