« Vous revenez sur terre pour apprendre que la biodiversité est gravement menacée. Vous avez à peine le temps de vous identifier aux espèces visibles et invisibles qui, comme vous, vont disparaître ; abeilles, papillons, éléphants, rhinocéros blancs, flamants roses, poissons et plancton. Vous sortez, vous levez les yeux vers le ciel et sa merveilleuse indifférence, et vous vous sentez brusquement, comme lui, tout bleu. »
C’est entendu, il n’y a presque plus personne à qui parler, le monde habitable disparaît à vue d’œil, l’esprit est en berne, l’ennui progresse considérablement, la mascarade morale bat son plein, et dans trente ans tout sera pire.
Alors, comme Philippe Sollers, si l’on n’a pas abandonné l’art de la conversation à la française, et la vivacité voltairienne, autant continuer à écrire des livres pour les quelques amis qui restent, pour personne, pour soi.
Ainsi Légende, livre bourré aux amphétamines exaltant l’intelligence, précis de navigation en temps de détresse.
De courts chapitres brillamment rédigés, d’illustres morts bien vivants agissant à la façon des meilleurs urgentistes (Victor Hugo, Mozart, Céline, Genet, Melville, Manet, Mallarmé, Nietzsche, Heidegger, Poussin, Picasso, Rimbaud, Artaud), des femmes sachant rire d’avoir été bien aimées, « branlées » disait le docteur Destouches, expert en sarabandes.
Le diagnostic est clair, sur les manipulations génético-familiales, sur l’égalitarisme assassin, sur le triomphe de la petite-bourgeoisie inculte et donneuse de leçons, sur les réseaux sociaux omnipotents, sur le règne aveugle de la Technique, mais Philippe Sollers ne sera pas le chantre de la légende douloureuse, surtout pas.
L’écrivain entend des voix – définition de la littérature, n’est-ce pas ? -, des discours parfaits, des appels.
Il est guidé, il guide, la nymphe Daphné, amour de jeunesse, « spécialiste des sous-bois », ne le quitte pas.
Il y a les somnambules, les parqués, les asservis plus ou moins volontaires, et il y a les quelques autres, les élus, les messagers.
Les uniques : Pétrarque, Dante, Marco Polo, De Gaulle, Roosevelt, Chuchill, André Breton.
C’est injuste peut-être, mais c’est ainsi, on ne choisit pas la grâce.
Si vous ne savez plus comment faire, comment ne pas agir, comment oublier ce qui encombre, consultez un peu le Ji Jing, faites confiance à la mantique chinoise, ou au laurier craquant sous vos doigts.
Vous pouvez aussi prier : « Notre Père », « Je vous salue Marie », ne doutez pas, l’Imprononçable vous répondra.
Mais attention, le démon guette, paré bien entendu de toutes les vertus du moment. Ecoutez-le entonner l’hymne de la Bêtise : « Je te salue, mère n°1, et toi aussi, mère n°2 ! Vous êtes restées pures de tout contact physique avec le violeur millénaire ! Que vos ovocytes soient sanctifiés ! Que le temps des Mères sans Nom s’accomplisse ! Au nom des Mères, des Filles, et du Corps Médical, Amen ! »
Titre (relisez Femmes) : Les Travailleuses de la mort.
La mort rôde, elle coupe les jambes, fait trébucher, défigure, ne lui donnez pas trop d’importance, elle passera.
La réponse est dans le Tao, écoutez : « Tout se détraque et se recompose en douce. On n’a jamais vu autant de folie, mais celui qui garde sa raison tient de l’or. La perversion règne, l’innocence brille. L’escroquerie est partout, l’honnêteté se renforce. Le désert s’accroît, les fleuves débordent. Le doute prolifère, la foi s’approfondit. L’ignorance augmente, la science progresser. La vulgarité explose, la délicatesse s’impose. La violence s’acharne, la douceur répond. »
Les livres Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps (1945), et La Grande Triade (1946) sont cités : Philippe Sollers serait-il guénoniste, ésotériste, alchimiste, aimé des fées ? Oui, bien sûr, toute son œuvre le prouve.
Il y a plus de 30 000 pages, vous pouvez embarquer, loin de l’agitation sociale, de la routine des protestations stériles, vous êtes sauvé.
On peut appeler cela « la cascade du don ».
Et, favorisé, s’asseoir dans l’oubli comme un requin dans l’onde.
Légende est sous-titré roman, terme qu’il faut comprendre comme une aventure initiatique.
Au fait, quelle était la story ?
Philippe Sollers, Légende, roman, Gallimard, 2021, 126 pages
Philippe Sollers – site Gallimard