Célébrée dans son pays comme l’une des artistes américaines majeures du XXe siècle, Georgia O’Keeffe, née en 1887 à Sun Prairie, dans les plaines du Wisconsin, et morte en 1986 à Santa Fe au Nouveau-Mexique, est peu connue en France.
De l’autre côté de l’Atlantique, sa renommée égale celle de Frida Kahlo, mais ici dans l’Ancien Monde ?
Une rétrospective ayant lieu au Centre Pompidou permettra bientôt à chacun de découvrir une œuvre symbolisant au suprême l’américanité, bien avant Andy Warhol, qui l’admirait, exposition accompagnée de sa première biographie en français, intitulée Georgia O’Keeffe, une icône américaine, rédigée par Marie Garraut, par ailleurs traductrice de sa correspondance avec Alfred Stieglitz.
Les amateurs de photographie se souviennent peut-être du couple mythique et quelque peu scandaleux que l’artiste peintre ayant toujours souhaité contrôler son image, imposant une figure austère en noir & blanc, forma avec le photographe et galeriste new-yorkais (1864-1946), dont le catalogue chez Gallimard de l’exposition Couples Modernes, 1900-1950 (Centre Pompidou-Metz, 2018) narre la belle aventure : un coup de foudre suivi d’un mariage en décembre 1924, une confrontation incessante avec le regard fécond de l’autre, Stieglitz ne cessant de photographier, souvent nue, une femme incarnant pour lui la modernité, entre androgynie et objet de désir sexualisé.
La vie de Georgia O’Keeffe, farouchement indépendante, est passionnante, c’est un roman d’aventure dont Marie Garraut restitue avec une grande force synthétique les différentes étapes – des portraits photographiques faisant songer quelquefois à Louise Bourgeois pris aux différents âges de son existence précédant chacun des douze chapitres.
Son mantra pourrait être de Walt Whitman : « Sentir l’Amérique, vivre l’Amérique, aimer l’Amérique. »
Peignant fleurs et buildings comme nul avant elle n’avait su en restituer la beauté d’aurore, O’Keeffe incarne pour ses compatriotes une sensibilité témoignant de la grandeur d’une nouvelle civilisation.
Aimant les grands espaces, cherchant dans la géographie des traces d’une présence animale ou spirituelle immémoriale (amérindienne, hispanique), l’artiste est peu à peu devenue l’icône d’une Amérique à la fois moderne et première, primordiale, primitive, native.
Résonne en ses œuvres le battement de la musique hypnotique du tambour des Indiens pueblos.
On voit en elle une figure de l’écologie et du féminisme, mais O’Keeffe est trop libre pour se satisfaire d’étiquettes faciles, ayant toujours refusé d’être enrôlée.
Prolongeant à sa façon la légende du Far West et de ses héros iconiques (Kit Carson, Billy the Kid), l’artiste en quête d’horizons, si possible infinis, identifie sa peinture au sol américain comme aux couleurs du peuple navajo.
Georgia ne cesse de se déplacer du Middle West à la Virginie, puis à Chicago, à New York, au Texas, cherchant à la façon de Virginia Woolf un lieu à elle, qu’elle trouvera finalement dans ses ateliers du Nouveau-Mexique, et probablement dans sa correspondance.
Parfaisant parallèlement son éducation artistique (de très bonnes écoles, la lecture Du spirituel dans l’art de Kandinsky), amicale (Anita Pollitzer, le génial Paul Strand) et sentimentale (Arthur MacMahon), la jeune peintre cherche à être nourrie intellectuellement, trouvant en Alfred Stieglitz un homme à sa mesure, responsable de la très réputée galerie 291 (nombre d’artistes modernes européens y furent accueillis) avec qui la relation érotique sera intense.
« Stieglitz, écrit-elle à une amie dans une lettre de 1926, fait sortir des choses remarquables des personnes qu’il côtoie. Je me sens comme une petite plante qu’il a arrosée, sarclée, bêchée. »
Il y a pendant quelques années en ce couple le déploiement d’une force vitale peu commune, un corps-à-corps-à-œuvre extrêmement stimulant pour la création de chacun.
« Georgia lui apprend, écrit Marie Garraut, sinon à regarder, du moins à diriger son attention vers d’autres objets, et notamment à regarder la nature pour elle-même : les arbres, les feuilles, l’eau, comme jamais il ne l’avait fait avant 1918. »
Fondatrice de la peinture américaine, Georgia O’Keeffe l’est en s’affranchissant des modèles européens, pour l’exploration, à la peinture à l’huile à partir de 1918, d’un territoire encore vierge, préférant Emerson, le transcendantalisme, les bâtiments de Frank Lloyd Wright – abolir la séparation entre l’intime et le grand dehors –, et les livres du sensualiste D.H. Lawrence aux références surannées des concurrents des salons du Vieux continent.
L’artiste écrit en 1962 : « Je vais vous raconter comment je me suis mise à faire des fleurs en grand. Dans les années 1920, on avait l’impression que les immenses buildings poussaient en l’espace d’une nuit à New York. J’avais vu à l’époque un tableau de Fantin-Latour, une nature morte avec des fleurs, particulièrement belle, mais je savais bien que si je peignais les mêmes fleurs, aussi petites, personne ne les regarderait, puisque personne ne me connaissait. C’est alors que je me suis dit : je vais les peindre en grand, à l’image des immenses building surgissants. Les gens auront un choc ; ils seront obligés de les regarder – et c’est ce qu’ils ont fait. » (Jeff Koons se serait-il inspiré de cette leçon inaugurale à propos du bigger than life publicitaire ?).
Surnommée « Notre Dame des Fleurs », Georgia O’Keeffe, qui peindra New York comme une vaste floraison d’édifices surprenants, rencontre un grand succès public, sa situation financière devenant de plus en plus confortable.
Il faut à cette âme éprise de liberté, ayant un rapport quasi mystique à la terre – elle peindra les ossements du désert -, des espaces non domestiqués, une nature grandiose (les monts de Taos).
Exposée dans les plus grands musées américains, l’œuvre de l’Indienne ou de la sphinge O’Keeffe engage le spectateur européen à réévaluer ses critères interprétatifs et esthétiques, et à entendre le son d’une musique nouvelle élaborée alors qu’Aaron Copland compose Appalachian Spring.
En 1963, on a pu l’entendre dire ceci : « On travaille, je suppose, parce qu’il n’y a rien de plus intéressant à faire.
Les journées passées à travailler sont les meilleures. Les autres jours, on se hâte de faire des choses qu’on imagine devoir faire pour que la vie continue.
Vous faites des plantations dans le jardin.
Vous réparez le toit.
Vous emmenez le chien chez le vétérinaire.
Vous passez la journée avec un ami.
Vous apprenez à faire un nouveau type de pain.
Vous cherchez des photos pour quelqu’un qui pense en avoir besoin.
Vous avez sans doute des courses à faire.
Vous prenez peut-être même plaisir à faire ces choses.
Vous pensez qu’il faut qu’elles soient faites. Vous pensez qu’il faut recevoir ou voyager pour ne pas paraître marginale à vivre seule avec deux chows-chows.
Mais on s’est toujours dépêchée de faire ces choses avec un certain agacement, si bien qu’on se remet à la peinture parce que c’est le lieu le plus intéressant qui soit – d’une certaine façon, c’est pour ça qu’on a fait tout le reste.
Pourquoi, je n’en sais rien.
Je n’ai pas de théorie sur le sujet.
La peinture est comme un fil conducteur qui relie tous les fondements des multiples facettes d’une vie. »
Marie Garraut, Georgia O’Keeffe, une icône américaine, éditions Hazan, 2021, 232 pages
Rétrospective Georgia O’Keeffe au Centre Pompidou, du 8 septembre au 6 décembre 2021
Couples Modernes, 1900-1950, Gallimard / Centre Pompidou-Metz, 2018