
Untitel, Donald Judd, Marfa, Texas, 1984
« Pour quoi êtes-vous ici ? » (Robert Filliou)
Vide sanitaire, de François Durif,est un livre de plis, de ballottements dans les forces contraires, de déplacements intimes, et de dialogue fin entre les vivants et les morts.
« Mon récit risque d’être morcelé, je vous préviens – dans ma tête, un rond-point/ Ne m’en voulez pas si c’est un peu décousu, nous allons faire ensemble un trajet que je n’ai encore jamais expérimenté. »
D’une sincérité troublante, le narrateur de ce premier livre très réussi est drôle malgré lui, keatonien à sa façon, funambule de cimetière, philosophe des passages.
Il relate son expérience de trois ans dans les pompes funèbres comme assistant funéraire et maître de cérémonie, pour l’agence atypique créée à Paris par Raphaël Confino, L’Autre Rive, non loin des urgences de l’hôpital Cochin.
« Un bon emplacement », est-il précisé.
Vide sanitaire est une longue confession, faite à des lecteurs par un ancien étudiant en école d’art passé par l’atelier du plasticien suisse Thomas Hirschhorn à Aubervilliers, mais aussi à des auditeurs censés suivre l’ex-croque-mort devenu guide-performeur dans les allées de la nécropole du Père-Lachaise, dont l’auteur fait avec Michel Foucault une hétérotopie, soit un lieu de seuils, de césures, une sorte de contre-espace absolu.
« Parler de la mort, écrit-il, pince-sans-rire, c’est un peu comme parler de cul, ça intéresse tout le monde, surtout en fin de soirée. »
Peut-il y a avoir un avenir lorsque l’on fabrique consciencieusement toute la journée des cuillères en plastique pour un artiste déléguant les basses œuvres à ses assistants ?
Après cinq ans de bons et loyaux services, que faire ? Comment reprendre vie ?
En accompagnant au mieux les endeuillés, en faisant du tact un absolu de l’éthique, en inventant des rites, en trouvant les paroles les plus justes : rien de plus important, donc.
On apprend beaucoup de choses dans Vide sanitaire (sur la crémation, les concessions, les sépultures, la réduction du corps, le travail des fossoyeurs, les bloches ou asticots, le graveur, la thanatopraxie, pratique venue des Etats-Unis au moment de la guerre du Vietnam…) où la voix est à la fois celle du conférencier et celle d’un homme qui se livre intimement (sur son parcours de vie, son homosexualité, et les lieux de drague dans l’espace public à Paris, ses doutes, ses métamorphoses).
« Durant ces années pompes funèbres, j’avais toujours présente à l’esprit cette phrase de Lacan, je ne sais plus où je l’avais entendue, je n’ai jamais lu une ligne de Lacan, mais celle-ci m’avait marqué : L’inconscient, c’est ce qui manque à la place. »
Le jeu des pronoms déroute (je/tu/vous), les places alternent, les régimes textuels aussi – des pages d’un journal tenu durant ces années initiatrices sont données.
Ainsi, le 8 septembre 2015 : « Côtoyer la mort au quotidien, je l’ai choisi. Tout ça s’apprend. C’est maintenant. Tenir bon dans la durée. Les verrues : les derniers grains d’une vie ancienne qui n’est plus la mienne. A quoi d’autres m’adonner dans les semaines à venir, si ce n’est à ma propre métamorphose. »
Le mort-vivant de l’atelier de Thomas Hirschhorn est devenu un vivant s’occupant de la mort (des autres).
« Est-ce en te déplaçant sur le terrain funéraire que t’as fini par te défaire de tout ce qui t’empêtrait ? Est-ce le meilleur antidépresseur que tu pouvais te prescrire ? Ou est-ce déjà dans les livres que tu trouvais le plus puissant stimulant, en creusant davantage le mal, le manque-à-vivre ? Tu n’en avais donc jamais fini de récurer le fond de tes casseroles : la dépression, la mort impossible, l’art, le suicide… Mais écrire, écrire : tuer, quoi. »
La visite au Père(-Lachaise) continue, qui se déploie comme une médiation, et un enseignement : sur l’étymologie du mot cimetière, sur l’ancien carré musulman, « l’enclos » juif, en passant par quelques tombes fameuses (Héloïse et Abélard, Sadeg Hedayat, Proust…).
« Les jours où j’avais surmonté une intense trouille, confie le narrateur de François Durif, j’étais aussitôt parcouru, le soir même, en rentrant chez moi, par une vague de chaleur dans tout le corps, qui m’obligeait à relever la tête et à brûler les émotions de la journée écoulée. J’avais faim, j’avais soif, je n’avais pas besoin d’allumer la télé, j’étais seul, j’étais vide, j’étais plein – à craquer, tout au bord, à côté. Je me disais alors à moi-même : C’est comme si tu te shootais aux obsèques. Je ne sais pas si c’est une drogue dure, mais, à un moment donné, j’ai senti qu’il fallait que j’arrête, c’était trop fort. »
Mais, au fait, pourquoi ce titre, Vide sanitaire ? Il s’agit de l’espace où il n’y a rien, tout au fond d’un caveau, d’environ un premier mètre.
On croise dans cette œuvre de grande sensibilité, et très stimulante intellectuellement, le psychanalyste Pierre Fédida (« Le deuil met le monde en mouvement. »), le philosophe Emanuele Coccia (La vie des plantes), le théoricien de l’art Nicolas Bouriaud (les pompes funèbres comme esthétique relationnelle ?), Beckett (Premier amour), Giacometti (ses écrits), l’écrivain David Wojnarowicz (Au bord du gouffre), Francis Ponge, Michel Houellebecq (assassiné).
« Quelque chose m’est arrivé, je ne peux plus en douter. » (Jean-Paul Sartre, La Nausée)
François Durif, Vide sanitaire, Verticales, 2021, 306 pages
http://www.editions-verticales.com/auteurs_fiche.php?rubrique=4&id=190
« Si j’avais ouvert ma propre agence, j’aurais voulu le vivre comme un projet d’artiste, en empruntant des pratiques autant à l’art le plus ancien – les urnes en verre gallo-romaines, dans lesquelles étaient déposés les os broyés, elles-mêmes glissées dans une gangue de pierre – qu’à des artistes minimalistes tels Robert Morris, Donald Judd ou Carl Andre – ou à d’autres reliés à l’arte povera– Giuseppe Penone, Michelangelo Pistoletto ou Mario Merz. J’aurais mis à la disposition de mes clients documents et livres, afin que nous inventions ensemble des gestes pour la dispersion des cendres, des protocoles singuliers pour concevoir les monuments. J’aurais voulu leur donner le temps de faire œuvre de sépulture. Aujourd’hui, ce n’est pas permis de parler d’art funéraire, c’est devenu su laid, si pauvre, qu’il s’agisse des rituels ou des monuments. »
Imagination ? Devis gratuit.

François Durif est pensionnaire à la Villa Médicis (Rome), de septembre 2022 à août 2023
