Artiste classique, c’est-à-dire travaillant de l’intérieur de l’histoire de l’art, dans une tension permanente entre tradition et révolution, Jean-Claude Bélégou se dresse contre la vulgarité contemporaine de la fabrication et de l’usage des images.
Faisant de la rencontre de ses modèles – le plus souvent nus – un moment privilégié d’échange d’intimité (don/contre-don), le désir constant de ce vieux fou de photographie est de laver notre regard de l’hypnose du mercantilisme capitaliste, afin de retrouver/créer les conditions d’un paradis perdu parfaitement immanent.
Conversation à bâtons rompus à propos d’une œuvre rare, obstinée, et construite pour durer.
Les Professionnels est l’une de vos séries récentes, continuant par sa thématique Jachères (1983) et Zones (2002). Vous y magnifiez aussi bien les jeunes de lycée professionnel que vous photographiez, que leurs outils de travail. Quels sont vos partis pris esthétiques pour cette recherche où se déploie votre goût pour la photographie allemande ?
La photographie des années 20 représente en général, en Allemagne, comme aux États-Unis ou en France ou en URSS, un des moments d’acmé dans l’histoire de la photographie. C’est un de ces moments où la photographie (peut-être avec ces autres que sont la photographie primitive ou la photographie pictorialiste ou plus tard la photographie plasticienne) regarde vers le haut, c’est-à-dire vers l’art et se fait art, innovant tant dans ses motifs que dans ses formes et son vocabulaire, trouvant une de ses spécificités. Le cinéma lui devra beaucoup. Ensuite les media se sont développés, la presse illustrée d’abord puis la télévision, et la photographie s’est mise à regarder vers eux, c’est-à-dire vers le bas. Elle est devenue illustration, assez lénifiante, elle est devenue servile et mercenaire (même s’il y a quelques belles réussites dans la photographie humaniste, formellement elle n’a rien inventé et l’idéologie dont elle est porteuse, cet optimisme béat, cette foi en l’homme et à ce qu’il est convenu d’appeler le progrès, est assez douteuse).
Quant au monde de l’atelier, je suis né, j’ai grandi dans le paysage mi-urbain, mi-industriel, de l’époque où les usines étaient encore dans les villes, cette implantation dans les faubourgs d’avant les grandes zones industrielles, celui des années 50. Ce paysage, qui certes n’a rien ni de bucolique, ni de romantique, m’a toujours fasciné. Nous habitions avec mes parents au Havre un deux pièces. Une fenêtre, celle de la cuisine, donnait sur le dépôt de chemin de fer, la deuxième fenêtre, celle de la chambre, ouvrait sur une scierie industrielle. Il n’y avait que ces deux pièces.
Ainsi j’avais au début des années 2000 conduit un travail de paysage sur les zones industrielles et portuaires du Havre et de Rouen, série baptisée, en hommage à Guillaume Apollinaire « Zones ».
Il m’était arrivé également de visiter des ateliers de lycées techniques, j’avais pu y voir des ateliers d’usine à peine miniaturisés et l’occasion est venue de pouvoir photographier dans l’un d’eux. Bien sûr, au bout de cinq mille ans de représentation du corps et du visage humain, on ne peut faire de portraits, dans la grande tradition de la figure posée, sans penser aux Titiens, aux Ingres, aux Rembrandt, aux Holbein… De même que l’on ne peut photographier un cuisinier sans penser à la célèbre photographie de August Sander en 1929 ou faire poser sans que ne revienne, plus ou moins consciemment, ces daguerréotypes aux longues poses immobiles, hiératiques et solennelles.
Qu’est-ce que Les Humbles ? Un éloge des Vies minuscules, à la façon de l’écrivain Pierre Michon ?
Je ne connais pas le livre de Pierre Michon. J’aurais plutôt pensé à Guillevic, Pinget ou Ponge, voire Morandi ou Chardin. En général je travaille sur ce qui m’est proche, quotidien, dans une approche délibérément subjective. Je ne crois pas à l’objectivité photographique et au document, ce ne sont que des leurres. Une image est une image, c’est-à-dire un point de vue mais aussi une illusion. Autant l’assumer telle quelle. Ces objets dans tout ce qu’ils ont de simple, de dérisoire me parlent dans leur présence auprès de nous. La vie véritable n’est pas dans l’image véhiculée dans les media, pas davantage dans Géo que dans le journal télévisé, qui ne sont que des façons d’aliéner l’humain, de confisquer ses rêves et l’empêcher de penser, et en dernière analyse des espaces marchands. La vie véritable n’est pas dans un ailleurs. Elle est dans notre banalité ordinaire, un peu dérisoire, un peu magique également, comme le sont les beaux moments de lumière. Il faut photographier ce que l’on connaît et on ne connaît bien que ce qu’on habite, dans tous les sens du mot.
Pouvez-vous présenter la série Nuits d’été commencée en 2015 ? Dans quelles circonstances les images ont-elles été prises ? Comment avez-vous organisé ces nuits érotiques ?
Je ne sais pas si ce sont des nuits « érotiques » mais ce sont des nuits. Comme tout le reste chez moi, tout ceci a été soigneusement mis en scène dans mes espaces quotidiens, au fil de plusieurs prises de vues l’été 2015. Comme toutes les séries, cette série a également été le désir d’expérimenter de nouvelles approches formelles, ici en tentant de renouveler l’emploi du flash, cette lumière brève et nette qui découpe et décolle, en une vision irréelle, qui est celle du fragment de seconde et de l’utiliser en une approche très « straight ». En ce qui concerne le motif, ceci a également été la volonté nouvelle de photographier de jeunes couples dans leur proximité.
L’ambiguïté avec le document m’intéresse également. Que beaucoup croient voir dans cette série une photographie sur le vif, une sorte de reportage, n’est que le revers de l’illusion médiatique. J’ai pensé également à Watteau, aux Fêtes Galantes et à Embarquement pour Cythère. En général, je travaille avec la lumière, on ne photographie que de la lumière. Ici, ce sont des lumières nocturnes que j’ai manipulées. J’aime bien l’expression « sensualité grave » qu’emploie Héloïse Conesa, conservatrice de la photographie à la BNF, au sujet de mes photographies. Je déteste ce qu’il est convenu d’appeler la photographie érotique. Faut-il rappeler que le nu, inventé par les Grecs de l’Antiquité est un des piliers de notre culture et que ce n’est que dans l’inculture générale actuelle que l’on assimile d’emblée un nu à l’érotisme. Ce sont les Dieux, l’Idéal, le Beau que les Grecs rendaient présents au travers du nu. Quelles que soient les transgressions, du nu vers la nudité par exemple, que le genre ait subi depuis, nous sommes les héritiers de cette tradition.
Les Chambres évoque très explicitement l’univers de la peinture. Quels peintres regardez-vous ? Les grands maîtres du XVIIème siècle flamand ? Edward Hopper ? Balthus ? Le nordique Vilhelm Hammershoi ?
La photographie est héritière de la peinture, les premiers photographes étaient des peintres tels Gustave Le Gray. Toutes mes séries évoquent l’univers de la peinture. Mais aussi parfois du cinéma ou de la poésie. Je ne démentirai pas les noms que vous citez, sauf peut-être la peinture flamande, ce serait plutôt la peinture hollandaise, Vermeer par exemple. Il faudrait aussi mentionner pêle-mêle : Bonnard, Kirchner, Schiele, Lucian Freud, Le Gac, Schlosser, Ingres et Canova, Degas, Courbet, etc. Je crois connaître assez bien l’histoire de la photographie, je l’ai enseignée, mais la photographie n’est qu’une technique et son drame, on le voit plus que jamais aujourd’hui avec la vogue, jusque dans les musées, du selfie ou la reconversion hâtive de photographes de presse en faillite en postures d’artistes, est que tous ceux, ou presque, qui en parlent, mélangent tout : l’art et le commercial, le photojournalisme avec les œuvres, la photo de mode avec la création. Il faut en finir avec ces festivals fourre-tout comme Arles. Comme Robert Bresson distinguait entre le cinéma et le cinématographe, je distinguerai volontiers entre la photo et la photographie. On a oublié la photographie.
Cette confusion n’est pas spécifique à la photographie, elle est héritière de la démagogie Fluxus et de celle des années Lang : tout est art, tout le monde est un artiste, l’art et la vie sont une même chose, etc. On la retrouve hélas dans une grande part de l’art contemporain. Là où il s’agit de faire du nombre, de quantifier et rentabiliser le musée ou l’espace d’art contemporain, il faut du facile et du ludique. La bourgeoisie, en tant que classe industrieuse et mercantile, Platon déjà l’avait bien vu chez ceux qu’il appelait les marins, c’est-à-dire ceux qui s’enrichissaient sur le commerce maritime, puis Baudelaire dans son texte célèbre de 1859 sur la photographie, n’a jamais brillé par son ascension vers un idéal ni vers l’intelligence, petite ou grande, il lui faut un art à sa portée. Donc aujourd’hui, lorsque je dis aujourd’hui ça remonte à un certain temps, je vais plus volontiers voir de la peinture que de la photo, et plus volontiers de la peinture dite figurative. On oublie trop souvent que figuration et abstraction ne sont pas antithétiques. L’esprit humain, dès qu’il s’élève, procède par abstraction. Une œuvre doit rester un espace de rêve et de méditation. Un visiteur du Louvre passe aujourd’hui en moyenne quarante-deux secondes devant une œuvre. A l’heure du mobile, du nomade, de la précarité généralisée, de l’ultra-libéralisme, de la flexibilité et du flux tendu, comment voulez-vous qu’il en soit autrement et que contempler soit encore possible pour le commun des mortels ?
Votre travail photographique parcourt les grandes thématiques de l’histoire de la peinture, de la nature morte à l’autoportrait, du paysage au nu. Considérez-vous la photographie comme un avatar de la peinture ?
Je ne considère pas la photographie comme un avatar de la peinture mais comme un avatar de l’histoire générale des images, empreint des valeurs positivistes et « démocratiques » du capitalisme naissant du dix-neuvième siècle. Il y a eu dans cette histoire une foule de techniques artistiques et de supports utilisés, que l’on pense simplement aux peintures ou gravures murales de la préhistoire (comme on l’appelle comme s’il n’y avait pas toujours eu de l’histoire) ou aux fresques de l’Antiquité et du Moyen Age, à l’apparition de l’huile et du tableau mais aussi de la gravure à la Renaissance, du pastel au dix-huitième siècle, etc. Donc la technique photographique est une de ces techniques dans l’histoire de la production d’images. Après, que ces images soient artistiques ou pas, est l’affaire du jugement esthétique… Quant aux grands genres, nature morte, nu, autoportrait et portrait, paysage, oui je les parcours tous. Une œuvre ne doit pas se restreindre et s’enrichit à la diversité des confrontations.
Dans le même temps, il ne s’agit pas de singer la peinture, comme le font tant de photos qui reprennent des mises en images de tableaux célèbres, ou des esthétiques néo-pictorialistes cultivant le flou de texture ou de bougé, esthétisantes au mauvais sens du mot.
Propos recueillis par Fabien Ribery, lundi 17 octobre 2016
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