Des expansions de noirs, par le photographe Michel Mazzoni

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série White noise

Michel Mazzoni aime les astres, les mystères de l’infini – grand/petit -, et les fantômes.

Construisant ses livres (White noise, Gravity, Collisions) comme des espaces secrets propices à l’apparition de formes sidérantes, Michel Mazzoni amène la photographie dans le champ de l’art contemporain, et des recherches sur le visible.

Très attentif à la cohérence fond/forme, son travail, composé avec le plus grand soin, procède du sentiment d’une menace face à ce qui nous regarde, demandant au spectateur, non seulement de voir, mais de traverser l’épaisseur du papier pour mettre en doute sa propre présence.

Michel Mazzoni expérimente une façon de se tenir debout sur le pont flottant du ciel.

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série White noise

Pourquoi une telle fascination pour les astres et les roches ? Vous avez par exemple puisé des images, pour élaborer Gravity (2015), dans les archives de la NASA.

C’est quelque chose qui me poursuit depuis longtemps. J’ai passé des heures étant gamin à regarder des volumes de «Tout l’univers», c’était les années 70, la conquête spatiale en direct sur le petit écran, ça laisse des traces… Plus tard, j’ai lu tout James Graham Ballard. La Foire aux Atrocité a eu un impact considérable sur mon travail. J’aime beaucoup les roches, elles sont fascinantes, elles dégagent quelque chose de puissant. Les paysages hostiles des bords de mers de l’île de Sado au Japon sont impressionnants. Pour faire Gravity, j’ai puisé dans des documents et images d’archives (NASA, Soviet Space Program) mais il y a aussi des images de ma propre production. L’idée était de réaliser une fiction en partant du mythe des cosmonautes fantômes soviétiques qui auraient disparu dans les premières missions spatiales. Leurs disparitions auraient été occultées par le KGB. Le contenu du livre, comme le dit si bien Benoît Dusart, questionne notre rapport aux images et leur potentiel virtuellement infini. C’est la mise en abîme d’une fiction laissée à l’abandon en utilisant des acteurs qui ont réellement existé.

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série Gravity

Travaillez-vous le noir pour sa capacité à aspirer la lumière ? Pourrait-on dire de vos livres qu’ils sont des expansions de noirs ? On passe de White noise (2014) à Collisions (2016), du spectre des gris à celui des noirs.

Dans mes projets, le rapport fond/forme est important, la forme n’étant jamais que l’indice du contenu. Pour White Noise, par exemple, toutes les images ont la même courbe, les noirs et les blancs sont cassés, ce qui donne une matière grise, sourde, quelque chose qui se rapproche du zinc oxydé. Tout semble recouvert d’une couche de poussière, comme après une éruption volcanique. Collisions est composé d’images beaucoup plus denses, noires, mais aussi de grands écarts avec des images complètement brûlées, irradiées. Ces différentes façons d’aborder le traitement des images se sont mises en place après mon premier voyage. Avant mon départ, je ne savais pas exactement comment j’allais travailler, c’est à ce moment que tout s’est installé naturellement dans mon esprit. C’est aussi à ce moment que j’ai écrit « j’ai cru voir », la petite nouvelle qui est dans le livre.

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série Gravity
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série White noise

Les maquettes de vos livres sont extrêmement soignées. Votre œil est-il celui d’un plasticien ou d’un peintre ayant admiré les œuvres de Pierre Soulages ?

J’attache beaucoup d’importance à l’édition car je pense que le livre est la manière la plus simple pour faire comprendre une œuvre. Je passe beaucoup de temps à réfléchir sur la maquette et le rapport fond/forme est toujours méticuleusement pensé. Je travaille ensuite la finalité avec l’éditeur. Le livre est pour moi une œuvre complète, non pas un vulgaire catalogue servant uniquement à montrer des images (souvent mal imprimé ou sur des papiers inappropriés). Cela a été longtemps le cas pour la photographie, ça s’est quand même bien amélioré depuis quelques années avec l’apparition de petits éditeurs et de réalisations auto-éditées. Les références du livre d’artiste sont quand même du côté d’artistes comme Sol Lewit, Ed Rusha, John Baldessari, Dan Graham…

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série White noise

J’aborde ce médium à la manière d’un plasticien qui réfléchit par le moyen de la photographie et qui questionne la nature même de l’image, son essence. Je considère que la photographie n’est pas un médium destiné à rendre compte du réel ou à en proposer une représentation fidèle, les choses que je produis viennent ainsi brouiller une vision établie, elles demandent à être regardées autrement.

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série Gravity

Pierre Soulages, oui, mais c’est surtout la peinture d’Ad Reinhardt que j’admire, particulièrement les Ultimates Paintings des années 60, une œuvre radicale à l’extrême limite du visible. Aussi pour ce qu’il a apporté aux mouvements conceptuels et minimalistes.

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série White noise

Travaillez-vous d’autres médiums que la photographie ? Le cinéma de science-fiction pourrait-il vous tenter ?

Je fais un peu de vidéo, j’aimerai en faire plus, mais le temps me manque. Ce sont uniquement des petites productions avec de légers mouvements (plans fixes, longs travellings…) installant une notion de durée et un climat d’osmose entre image et regard. Le cinéma exige trop de contraintes liées à la production et je ne sais pas si je suis fait pour diriger une équipe de tournage, j’aime travailler seul, être indépendant…

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série Gravity

Le vide au centre du cosmos de vos images est-il antonionien et d’une stupeur face à ce qui disparaît sans laisser de trace ?

A propos du cinéma d’Antonioni, Gilles Deleuze disait qu’il montrait des espaces vidés dont on dirait qu’ils ont absorbé les personnages et les actions pour n’en garder qu’une description géophysique, un inventaire abstrait. C’est intéressant que vous évoquiez Antonioni. Son œuvre témoigne d’un rapport abstrait au temps et je me sens effectivement assez proche de cela. Je trouve que les images qui circulent actuellement contiennent trop d’informations et l’œil devient passif. Antonioni travaillait par soustraction, je visionne souvent les dernières minutes de L’Éclipse, la façon dont il nous présente le monde est finalement très proche des écrits d’anticipation de JG Ballard ou de l’univers de Robbe-Grillet. C’était était un cinéaste visionnaire qui a influencé un bon nombre d’artistes. Savez-vous qu’il rêvait de faire un véritable film de science fiction mais les circonstances ont fait que cela n’a pas été possible ?

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série Collisions
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série White noise

Il y a dans vos livres le sentiment d’une très grande solitude. Est-elle pascalienne, c’est-à-dire de l’ordre de l’effroi devant l’infini des dimensions de l’univers ?

Ce sentiment est beaucoup plus présent dans Collisions. Le monde vu à l’échelle des temps géologiques. Certaines images dans le livre révèlent effectivement une immensité presque effrayante. Je sortais aussi tout juste de l’expérience Gravity, qui m’avait laissé quelques traces… White Noise est un livre plus antonionien, si je peux le dire ainsi.

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série Collisions
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série White noise

Pratiquez-vous la photographie comme une conquête spatiale personnelle ?

Une conquête qui passe par des expériences, car pour moi, sans expérimentation, il n’y a pas d’art. Chaque projet est différent, c’est en quelque sorte à chaque fois un aboutissement personnel.

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série Collisions

Il y a dans Collisions une impression d’irradiation, comme si nous vivions sous la menace d’une explosion nucléaire. Est-elle de l’ordre de la beauté étrange des expériences de mort imminente (Near Death Experience) ?

C’est une remarque intéressante. C’est ce que j’ai ressenti lors de mon premier voyage au Japon (c’était quelque temps après Fukushima). Il y a dans ce pays un sentiment de menaces latentes, quelque chose d’indéfinissable qui plane dans l’air. Les bâtiments, les éléments, la lumière blanche, voilée, renforcent ce sentiment.  Aussi, où que vous soyez dans ce pays magnifique, vous n’êtes jamais loin d’un volcan en activité ou d’un bord de mer hostile… Les Japonais vivent très bien avec ça, ils ont un autre rapport que nous avec la fatalité et la  mort.

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série Collisions

Les silhouettes ou visages lointains des personnages de vos livres, parfois aussi photographiés de dos ou cachés par une longue chevelure, sont-ils des survivants ou rescapés d’une catastrophe déjà advenue ?

White Noise parlait de l’indicible, je tenais à garder les choses secrètes, ne rien dévoiler, interroger le spectateur. Montrer un visage aurait été anecdotique. Il n’y avait que trois personnages féminins, toutes effectivement avec de longues chevelures… Dans Collisions, les images des personnages sont à la limite du visible. Ce sont des apparitions fantomatiques (Kami pour les japonais), des esprits peut-être des victimes d’une catastrophe advenue (Obake) qui viennent ponctuer le livre

Quels sont dans votre parcours esthétique les photographes qui vous ont nourri et vous inspirent encore ?

La photographie faite par des artistes non photographes et qui pratiquent le renouvellement des formes, les premières photographies scientifiques, Lewis Baltz, certains travaux de Thomas Ruff, de James Welling, Tom Sandberg, Jochen Lempert…, des choses simples, intemporelles. Aussi des artistes plus récents qui travaillent « l’image », Manor Grunewald, Stephan Keppel, Dove Allouche… Mais généralement, mes influences sont plutôt cinématographiques, littéraires, picturales, que photographiques. Certaines musiques expérimentales m’aident aussi beaucoup à la création.

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série Collisions

Concevez-vous vos expositions comme des installations ?

Oui, tout a fait. Il y a toujours une réflexion en amont par rapport à l’espace, je fais en sorte de ne jamais proposer deux fois la même chose, c’est pour cela que je créer des œuvres uniquement pour certains lieux. J’aime travailler avec différents supports, différents papiers. J’utilise souvent le wallpaper sous forme d’affiches en grand format directement collées au murs, l’oeuvre perd ainsi son statut d’objet et devient partie intégrante de l’espace. J’aime créer des rapports d’échelles en utilisant des grands écarts de formats. Il est affligeant de voir encore des lieux, des commissaires d’expositions ou des artistes qui ne proposent aucune réflexion œuvres/espace. En règle générale, j’expose davantage dans des lieux dédiés à l’art contemporain, qui permettent plus « d’ouvertures » que les lieux dédiés uniquement « photographie », mais il y a des exceptions.

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série Collisions

Comment pensez-vous l’évolution de votre travail, et vos projets à venir.

Je ne me pose pas trop de questions sur l’évolution de mon travail, ce sont des choses qui arrivent comme ça, naturellement. Si cela ne vient pas, je me laisserai du temps.

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série Collisions

Je développe plusieurs projets en cours. Prochainement (et si nous obtenons les financements) devrait paraître un livre de plus de 300 pages, contenant une centaine d’images et des fac-similés de textes qui vont fonctionner sur le principe de l’écho. Le livre sera coédité par les Editions Enigmatiques à Paris et ALT à Bruxelles. Nous sommes occupés à travailler la maquette, cela parle de la résistance des images, de ce qu’elles ont d’invisible, de fragile. Nous avons choisi de l’imprimer sur un papier bible offset 60 gr en jouant sur les effets de transparence. Encore une histoire de fantômes, apparitions, disparitions…

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Michel Mazzoni, White noise, texte de Michel Poivert, 2014

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Michel Mazzoni, Gravity, texte de Benoît Dusart, ARP2 Editions, 2015

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Michel Mazzoni,  Collisions, textes de Septembre Tiberghien et Michel Mazzoni, ARP2 Editions, 2016

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Michel Mazzoni, God’s Left Eye, Editions Enigmatiques, 2015

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