
Dans un texte intitulé « De la littérature considérée comme une tauromachie » constituant la préface de son maître livre autobiographique, L’Âge d’homme (1939), Michel Leiris écrit : « Ce qui se passe dans le domaine de l’écriture n’est-il pas dénué de valeur si cela reste « esthétique », anodin, dépourvu de sanction, s’il n’y a rien, dans le fait d’écrire une œuvre qui soit un équivalent de ce qu’est le torero la corne acérée du taureau, qui seule – en raison de la menace matérielle qu’elle recèle – confère une réalité humaine à son art, l’empêche d’être autre chose que grâces veines de ballerine ? »
Créer sous la menace de la corne, voilà bien le sujet, que l’on soit écrivain, sculpteur, danseur, ou peintre.

Un corps vivant se bat pour échapper à la mort, et, dans le mouvement de son tournoiement, atteint quelquefois à la grâce du duende, qui est un cri, une langue de feu, une pure inspiration, cette aspiration de tout l’être par l’être.
Pour Garcia Lorca, l’Espagne est par excellence le pays du duende (conférence de 1933), dont l’histoire à partir du XVIIIe siècle est inséparable, selon le grand intellectuel José Ortega y Grasset, de la corrida – « L’Espagne est le seul pays au monde où la mort soit le spectacle national. »

La codification en ce moment de Lumières d’un jeu cruel avec la mort correspond alors à une avancée de la raison, une façon de réguler une sauvagerie inhérente à l’homme.
Les voyageurs du siècle suivant allèrent en Espagne pour le pittoresque, mais ils découvrirent bien plus, la persistance d’un monde noir, à bien des égards incompréhensible, fasciné par la puissance génésique du taureau, son pouvoir sexuel, mis à l’épreuve de la cape et des banderilles.

Fruit d’une thèse de doctorat soutenue en 2012, sous la direction de Bertrand Tillier, Tauromachie, De l’arène à la toile, d’Ozvan Bottois, désormais maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université Paul-Valéry-Montpellier III, est un ouvrage de premier ordre sur l’iconographie de la tauromachie, l’auteur concentrant ses recherches sur les travaux d’artistes espagnols et français des deux derniers siècles, Francisco José de Goya et Pablo Picasso occupant ici une place structurelle.

Ozvan Bottois organise ainsi une fête pour les yeux et l’esprit, qu’il convoque Edouard Manet, Mariano Fortuny, André Masson, Antonio Saura, Vincent Van Gogh, Antonio Clavé, Francis Bacon, Pierre Auguste Renoir, Gustave Doré, Miquel Barcelo, Claude Viallat, José Caballero, Santiaga Talavera, Oscar Dominguez, Salvador Dali, Lucien Clergue, ou l’antifranquiste Eduardo Arroyo.
Règne d’emblée l’ambiguïté : l’extraordinaire suite d’eaux-fortes constituant la Tauromachie de Goya de 1815 est-elle une dénonciation ou une apologie de la corrida ?

Le propos n’est nullement partisan, montrant sans relâche que la représentation de la tauromachie, la Tauromaquia, est avant tout une bataille de fond concernant la façon de montrer l’infigurable, l’instant de la mort, l’histoire du regard se doublant de celle de la violence et du rapport tragique de l’homme face aux forces brutes de l’animal symbolisant confrontation avec le destin.
En 1862 Victorine Meurent joue la torera devant les pinceaux de Manet, dont Le torero mort de 1864 (Washington, National Gallery of Art) est un astre ayant chuté, la suprême indifférence (l’expression est de Georges Bataille) du peintre français n’ayant pas été sans influence sur l’œuvre d’Ernest Hemingway, dont le livre Mort dans l’après-midi (1932) évoque la passion qu’éprouva toute sa vie son auteur pour la tauromachie.

Le torero du photographe Lucien Clergue (Toros muertos, 1962) est un prêtre terrifiant donnant l’extrême-onction, quand, les œuvres de l’artiste Pilar Albarracin sont d’une puissance ironique considérable – ce qui sera probablement une merveilleuse découverte pour nombre de lecteurs.
Une étude entière pourrait être menée sur l’incarnation protéiforme de l’hispanité chez ces grands artistes de la corrida que furent Juan Belmonte, Pepe Hillo, Jaime Ostos, et le couple Manolete (franquiste)-Domingo Ortega (républicain).

En neuf chapitres constamment passionnants, Ozvan Bottois déploie sa muleta ayant les traits et les couleurs d’une toile de Picabia en couverture : Le taureau, Le torero, La corrida, L’histoire, La nation, Le politique, Le Minotaure, Le soleil et la lune, La poétique.
Georges Bataille écrit en 1930 dans le troisième numéro de la revue Document (article intitulé « Soleil pourri ») du taureau mithriaque (c’est un mythe perse) : « Le culte mithriaque du soleil aboutissait à une pratique religieuse très répandue : on se mettait nu dans une sorte de fosse couverte d’un clayonnage de bois sur lequel un prêtre égorgeait un taureau ; ainsi on recevait tout à coup une belle douche de sang chaud, accompagné d’un bruit de lutte du taureau et de meuglements : simple moyen de recueillir moralement les bienfaits du soleil aveuglant. »
Le face à face avec le taureau permet, qu’on le désire ou non, qu’on l’accepte moralement ou non, d’entrevoir l’impossible, et de confronter la blessure d’être né au soleil ultime du sacrifice.

Et Cocteau de chanter magnifiquement à Lorca (dernière page du livre) : « Chante. Par la bouche de ta blessure. Par la bouche entrouverte de ta blessure. Par l’œillet cramoisi de ta blessure. Par la grenade luisante de ta blessure. Par le rire atroce du dentier d’un cheval de picador au soleil de ta blessure. […] Par la caverne où se réveille en sursaut le gitan de ta blessure. Par l’étoile écarlate sur les ruines de ta blessure. Par l’encre rouge du dernier poème de ta blessure. »
Ozvan Bottois, Tauromachie, De l’arène à la toile, préface de Bertrand Tillier, éditions Hazan, 2017, 336 pages
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