L’Hexaméron d’Italo Calvino, six leçons pour traverser le siècle

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Italo Calvino

Les Anciens, au moment d’inventer leur poème, invoquaient la Muse, cette puissance ordonnatrice, cette gardienne de la Mémoire, parce qu’arracher un fragment au tout racontable nécessitait quelque précaution, quelque protection, quelque force supérieure.

Quand tout est devenu arbitraire, il reste aux Modernes la teinte de l’ironie, parfois sublime, comme chez Robert Musil, dont voici l’incipit de L’Homme sans qualité : «  On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique ; elle se déplaçait d’ouest en est en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température de l’air et de la température annuelle moyenne, celle du moins le plus froid et du mois le plus chaud, et ses variations mensuelles épisodiques, était normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l’anneau de Saturne, ainsi que nombre d’autres phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu’en avaient faites les annuaires astronomiques. La tension de vapeur dans l’air avait atteint son maximum, et l’humidité relative était faible. Autrement dit, si l’on ne craint pas de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée d’août 1913… »

Cette réflexion sur les commencements est placée en clôture des six leçons que l’université Harvard avait demandées au romancier italien Italo Calvino (1923/1985).

Sous-titrées « Propositions pour le prochain millénaire », elles furent prononcées quelques mois avant sa mort.

Au merveilleux conteur qu’était Calvino de nous transmettre son expérience – le thème est benjaminien -, de nous offrir, pour bien entamer le siècle à venir, six possibilités de réveil.

Il y a chez l’auteur du Chevalier inexistant un esprit encyclopédique allié à un gai savoir qui est constamment communicatif, parce que le partage des connaissances, des méditations sur la littérature, n’abandonne rien de ses exigences au contact d’un lecteur toujours considéré comme un allié au meilleur de sa forme intellectuelle.

Un livre qui contiendrait l’univers se confondrait à l’absolu mallarméen. Ses dimensions seraient folles, ou de l’ordre d’un poème de rien.

Italo Calvino choisit la forme narrative courte, plus conforme à sa complexion, dont les lignes de force offrent les titres de ses cinq premières leçons : « Légèreté », « Rapidité », « Exactitude », « Visibilité », « Multiplicité ».

« ôter du poids », telle fut l’une des ambitions majeures de ce Lucrèce picaresque, ami de Cyrano de Bergerac, de Swift et du baron de Münchhausen,  en un siècle où proliférèrent les plus savantes théories de la littérature. Mettre alors en avant sa fonction existentielle, en citant les plus grands : Kafka, Leopardi, Cervantès, Barbey d’Aurevilly, Jorge Luis Borges, Boccace, Carlo Emilio Gadda…

Italo Calvino, New York City, 1983
Italo Calvino, New York City, 1983

Pour Calvino, la narration se doit d’être un enchantement, une opération menée sur le temps à la façon des contes populaires usant de la concision, d’une économie de moyens, gages d’une vitesse de l’esprit jubilatoire.

Mercure, poussé par Vulcain, est donc pour lui, le mélancolique, le saturnien, le dieu de la littérature née de cette tension entre deux tempéraments peut-être moins contradictoires que complémentaires.

« Dans cette prédilection pour les formes brèves, je ne fais que suivre la véritable vocation de la littérature italienne, pauvre en romanciers mais toujours riche en poètes, lesquels, lorsqu’ils écrivent en prose, donnent le meilleur d’eux-mêmes dans des textes où le maximum d’invention et de pensée est condensée en quelques pages, comme dans ce livre sans équivalent dans d’autres littératures que sont les Petites œuvres morales de Leopardi. »

Née de la rencontre du cristal et de la flamme, du calme souverain de la structure et de la vivacité mentale, l’exactitude est une autre de ces qualités dont l’écrivain de vision fait preuve en usant des mots avec justesse contre la peste du langage dévoyé – en cela, Francis Ponge ici célébré est un maître incontesté.

Chez Calvino, évaluant son processus de création, les images appellent les images qui appellent des cascades de mots et de récits prenant peu à peu leur indépendance et imposant leur logique : »Si j’ai inclus la Visibilité dans ma liste des valeurs à sauver, c’est pour avertir que nous courons le danger de perdre une faculté humaine fondamentale : le pouvoir de visualiser des figures les yeux fermés, de faire jaillir des couleurs et des formes à partir de l’alignement de caractères alphabétiques tracés sur une page blanche, de penser par images. »

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Italo Calvino

Enfin, l’écrivain pointe la capacité de nombres d’auteurs du XXe siècle à faire de chaque détail le point initial d’un réseau de relations, à faire se rencontrer le petit point et le vaste monde, poétique appelée tentation du roman-encyclopédie (Proust, Flaubert, Perec, Musil), ou avec Ovide Les Métamorphoses.

Pour le plaisir, en hommage à Calvino qui le cite, je termine cette chronique avec les mots de Thomas Mann, cet autre Micromegas (fin de La Montagne magique) : « Adieu ! Que tu vives ou que tu tombes ! Tes chances sont faibles. Cette vilaine danse où tu as été entraîné durera encore quelques petites années criminelles et nous ne voudrions pas parier trop haut que tu en réchapperas. A l’avouer franchement, nous laissons assez insoucieusement cette question sans réponse. Des aventures de la chair et de l’esprit qui ont élevé ta simplicité t’ont permis de surmonter dans l’esprit ce à quoi tu ne survivras sans doute pas dans la chair. Des instants sont venus où dans les rêves que tu gouvernais un songe d’amour a surgi pour toi, de la mort et de la luxure du corps. De cette fête de la mort, elle aussi, de cette mauvaise fièvre qui incendie à l’entour le ciel de ce soir pluvieux, l’amour s’élèvera-t-il un jour ? »

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Italo Calvino, Leçons Américaines, traduit de l’italien par Christophe Mileschi, Gallimard, 2017, 192 pages

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