Le centre, le vide et la négation de la négation, par Philippe Sollers, herméneute

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« J’ose l’avouer : je vis chaque minute comme une préparation à être savouré par le néant. Il m’attend, il salive, je suis sa proie préférée, je lui dois tout, même si rien n’est tout. Aucun désespoir, le soleil brille, et voici le soir charmant, ami du criminel. Pas de four crématoire, mon squelette a le droit de penser. Pas non plus de suicide, sauf cas de douleur extrême. Pas de prélévement d’organes, ma pourriture doit se mélanger à mes os. Je tiens à ce qu’on puisse retrouver mon ADN, ne serait-ce que pour réfuter des grossesses imaginaires. Comme je n’ai tué personne, il est exclu qu’on vienne me déranger. »

Certains se lassent, moi pas, et même pas du tout, et toujours moins depuis que l’époque s’enfonce dans l’ignorance et le ressentiment.

Voici donc le dernier Sollers, chez Gallimard, collection Blanche comme il se doit (cocaïne pure), avant qu’une édition de poche (en couverture un Bacon, Manet, Picasso, Monet, De Kooning ou autre libérateur) ne vienne nous inciter à sa relecture, qui sera forcément différente puisque les planètes auront déjà bougé considérablement, Centre, ou la position de pivot d’un footballeur stratège.

Il y a des nuées, un tourbillon de fumée, un grand calme, du temps qui ne s’écoule plus en s’écoulant vertigineusement, un sommeil, une apparition, un éclair peut-être.

Il y a Nora, la psychanalyste, un esprit, une écoute, belle bourgeoise libre, lucide, plus freudienne que joycienne, quoique. Clientèle internationale, don des langues, feu de la Pentecôte tous les jours, ou quand elle le souhaite quand il s’agit d’organiser des retrouvailles avec son amant (le narrateur en ses IRM).

Il y a des considérations inactuelles, de la musique savante, des prépuces de Philistins, un rabbin vorace.

Les chapitres s’enchaînent allegro vivace. Pas besoin de plus ou de mieux, puisque maintenant les mots se changent en écriture, c’est-à-dire en puissance de vie.  Et puis il y a la Bible si vous avez besoin d’une histoire à tête d’Aristote.

« Mes romans sont des liaisons de raisonnements. J’entends des voix, je les transcris, ma voix est mêlée à elles. »

Vous comptez peut-être les signes, et trouvez que tout ça manque un peu de sérieux. Mais oui, mais non, vous n’avez rien compris pour tout comprendre, ce qui s’appelle en analyse une séance courte.

Prise de notes sur les névroses du moment, la bipolarité, la vulgarité, les bébés virtuels, le mâle occidental, puis dégagement, magique étude, fluidité de la drogue de l’esprit : Shakespeare l’alchimiste, la mémoire et l’étoffe des rêves, Copernic, Condorcet, le corsaire Baudelaire, Freud en Italie, la solitude, Heidegger et l’être-le-là, Arthur Rimbaud, le latin, Montaigne.

Philippe Sollers continue son journal, et c’est, après L’Année du Tigre (Seuil, 1999), celle du Coq de Fer. Profusion, tout arrive, rien ne se perd, puis néant.

« En tant que post-humain, je ne me débrouille pas si mal. Evidemment, les anciens humains continuent de se reproduire et encombrent le paysage, mais ils n’y croient plus, ils pressentent l’orage dévastateur. Je me faufile, j’avance masqué, j’ai gardé, pour me renseigner, une apparence humaine. Je suis son garde du corps, ou plutôt son ange gardien. Je vis à ses côtés, invisible. Un ange ne parle pas, il prévient. »

Philippe Sollers donc, ou les progrès de l’esprit humain – du cercle au centre.

Cochon de Terre !

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Philippe Sollers, Centre, éditions Gallimard, 2018, 118 pages – dont six pages blanches pour les prises de notes

Centre vous a plu ? Il serait dommage de s’arrêter en si bon chemin, et ne pas (re)lire Mouvement, paru en 2016, repris ce printemps en Folio illustré d’un tourbillonnant Bacon, Jet of Water (1959).

Dans ce livre où les fantômes écoutent les vivants, Lola lit la Bible, tandis que John Eliot Gardiner prie son Dieu unique (Bach), que les mécréants se font égorger et que les astres ou les chevaux de Lascaux ne cessent de nous rappeler la vraie nature des révolutions.

Poésie, cocaïne, Pascal, Bernin, Heidegger/Stendhal : « La véritable pensée de l’Histoire ne sera reconnaissable qu’au petit nombre. »

En Allemagne, Hegel, Hölderlin, Schelling ont les yeux tournés vers la France où éclate alors le soleil de la Raison.

« J’ai ma méthode. Je cible une partie de ma mémoire d’ont j’ai établi la carte. Je voyage en elle, je me pose là où je veux quand je veux. Comme j’ai toujours vécu au plus-que-présent, c’est facile. Je suspends le vol du temps, j’arrête le cours des heures propices, je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses, j’ai fait la magique étude du bonheur qu’aucun n’élude. Je me suis sans cesse entraîné à graver en moi des souvenirs comme s’ils devaient être éternels. »

L’enfance est là, dans l’éternel retour du même, entre Garonne et Dordogne, dans l’élargissement du temps, bien loin de l’époque cariée (Bataille) et des replis de type naturaliste.

Où en sommes-nous avec le temps ?

Allez, rendez-vous à Tautavel avec quelques livres, des bougies, de bonnes bouteilles et trois ou quatre danseuses de bonne compagnie.

« C’est de nouveau le grand calme, le parfum des lauriers flottent dans le jardin. Une ombre plane sur l’eau bleue, à peine, un léger nuage. Je devais faire ce que j’ai fait, je n’ai pas besoin de savoir ce que je ferai plus tard. La nuit a été tranquille, et, une fois de plus, j’ai embrassé l’aube d’été. C’est aussi simple qu’une phrase musicale.

Maintenant, la brise du nord-est, ma préférée, se lève, et, rapide, une mouette, très reconnaissante, traverse le ciel. »

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Philippe Sollers, Mouvement, Folio, 2018, 260 pages

On peut trouver sous le titre énorme « Quelle vérité pour Heidegger ? », dans le dernier numéro de la Nouvelle Revue Française, un article d’Eryck de Rubercy sur l’ouvrage de Friedrich-Wilhelm von Herrmann et Francesco Alfieri, Martin Heidegger. La vérité sur ses « Cahiers noirs », traduit de l’italien et de l’allemand par Pascal David (Gallimard, 2018) – livre sur lequel je reviendrai plus longuement quelque jour prochain.

Depuis la publication en Allemagne des Cahiers noirs (très bientôt disponibles en français), « véritables cahiers de travail, tenus à partir des années 1930-1931 et jusqu’à la première moitié des années 1970, dont Heidegger lui-même avait prévu l’édition à la fin de son œuvre intégrale pour qu’on ait d’abord connaissance de ses cours et de ses recherches sur l’histoire de l’être sans lesquels on ne peut les comprendre », il devient impossible d’échapper, quand on étudie ou cite sa pensée, au soupçon de complaisance envers « l’introducteur du nazisme dans la philosophie » (reprendre le livre d’Emmanuel Faye paru chez Albin Michel en 2005, après celui de Victor Farias publié en 1988 chez Verdier).

Dans les Cahiers noirs, quatorze passages déclarés par la médiasphère antisémites sont incriminés – environ 3 pages sur 1245. Est ici dénoncée une lecture idéologique constamment à charge d’une œuvre fondamentale pensant l’essence même du nihilisme et de la pensée médiocre du national-socialisme.

Une nouvelle fois, Philippe Sollers, dont la capacité à résister aux tempêtes est notable, rétablit le cap : « La censure dont il fait l’objet n’a pas pour cause, contrairement à ce que martèle la propagande, son engagement nazi de 1933 à 1934, mais bien plutôt la façon dont il traite la question du nihilisme, y compris dans sa forme biologisante et raciste. Si le nazisme est un événement capital de l’histoire, seule la pensée de Heidegger permet d’en saisir les enjeux véritables. La seule critique de l’achèvement du nihilisme, c’est-à-dire de la métaphysique elle-même, comme domination mondiale de la Technique, comme mise en place du conditionnement biologique de l’être humain, cette critique nous la lui devons. »

Le dépassement de la pensée calculante n’est-il pas l’enjeu majeur de notre temps ?

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La Nouvelle Revue Française, n°629, mars 2018, 142 pages

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Friedrich-Wilhelm von Herrmann et Francesco Alfieri, Martin Heidegger. La vérité sur ses « Cahiers noirs », traduit de l’italien et de l’allemand par Pascal David, Gallimard, 2018

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