La peinture et le mal, par Adrian Ghenie, peintre, et Yannick Haenel, écrivain

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Charles Darwin at the Age of 75, 2014 © Adrian Ghenie

« Il arrivera, plus tard, que Ghenie fasse exploser sa palette, et qu’elle se mette à gicler de toutes les couleurs comme un soleil mutant. »

La société est folle, malade, infernale.

Les démons peuplent les rues, ou les salons feutrés, occupent des places importantes dans les cabinets ministériels, les conseils d’administration, les maisons d’édition.

Pour les chasser comme autrefois saint Michel l’Archange ou le chevalier saint Georges, il faut des actes de foi, le courage d’endurer sous la gorge, la nuit, le fer d’un couteau empoisonné, des paroles et des gestes d’exorcisme.

Il faut un peintre et un écrivain, il faut Yannick Haenel offrant à un artiste d’origine roumaine vivant à Berlin une monographie pensée comme un contre-envoûtement, soit chez Actes Sud, Adrian Ghenie, Déchaîner la peinture.

Car pour vaincre le mal, cette puissance spirituelle obviée, il faut apporter la peste dans les représentations, il faut ravager la peinture, l’écriture, l’ordre même édifié sur la réussite des charniers et la perfection grammaticale.

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The Collector 4, 2009 © Adrian Ghenie

Il faut exposer l’impossible, provoquer une crise capitale, expulser les masques par le cri et la violence d’un arrachement ontologique.

Pour retrouver la possibilité d’un visage, d’une âme, d’une innocence se mirant dans une flaque de sang.

Pour se reconnaître, se parler, s’aimer peut-être.

Pour le moment, une petite frappe ressemblant à un porc, le Reichmarschall du IIIe Reich Göring, fait main basse sur l’art, tentant de terroriser la pensée.

Il s’agit d’une série de quatre toiles intitulées The Collector (2008), montrant le Nazi entouré des tableaux dont il a commandé le vol, et par lesquelles Yannick Haenel inaugure sa réflexion sur la misère politique en son expansion criminelle.

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Self-Portrait with Horror Mask, 2016 © Adrian Ghenie

Le XXe siècle est une peinture d’Ernst Ludwig Kirchner retournée contre un mur, bientôt lacérée de coups de lames, explosée, torturée.

Hitler est ce rictus, cette bouche hurlante à la dimension d’un four crématoire où brûle encore la possibilité du sauf, de l’indemne, de la parole parlante.

Adrian Ghenie vit donc à Berlin, dans les décombres de l’Europe, au cœur du mal métaphysique, parmi les fantômes des héros du dadaïsme, pratiquant une opération picturale de désensorcellement majeur, cherchant à redonner à la peinture sa puissance destinale, afin qu’elle « se déchaîne à nouveau », qu’elle nous ouvre un monde dans le démonde.

Le maléfique s’appelle aujourd’hui ingénierie du vivant, transhumanisme, biopolitique, intelligence artificielle, manipulations génétiques, progrès, datas.

Travaillant à partir de l’archive icono-historique du siècle de l’industrialisation de la mort, reprenant la figure des grands maîtres négatifs de la pensée totalisante/totalitaire (Lénine, Hitler, Ceausescu, mais aussi Darwin), Adrian Ghenie peint ce qui nous arrive, la monstruosité d’une mutation terminale de l’espèce humaine, à la façon d’un cauchemar de David Lynch.

Pas de cinéma ici, mais, analyse Yannick Haenel relisant Deleuze à propos de Bacon, «une logique de la sensation », « une féérie effrayante et jouissive », la clairière d’une nuit dans la nuit.

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Starry Night, 2013 © Adrian Ghenie

Des singes promis à la vivisection se sont échappés d’un laboratoire, qu’accueille la peinture de Ghenie, gueule de démon, fou de peinture au désir torve.

Peint dans une position extatique, Hitler est une farce à gueule d’assassin portant une robe bariolée (Pie Fight Interior 8, 2012-2013).

Van Gogh, dernier des innocents, s’est suicidé, qui hante le peintre roumain halluciné.

La peinture est lyrique, la voilà qui jouit dans le cri comme on entre dans le lit de la mort, comme on fait tomber des litres d’acide sur un visage pourri.

La boucherie est omniprésente, la violence envahit tout, mais il y a la liberté des couleurs, leur tourbillonnement, « le débordement figural » par la vitesse de perception.

« Le monde de Ghenie, remarque Yannick Haenel, d’abord resserré dans le bastion noir et blanc des caves, des souterrains, des bunkers, s’est donné l’ampleur d’un univers ouvert aux étoiles, à des ciels qui explosent, à l’arc-en-ciel d’une palette luxuriante où la matière en feu vient s’accrocher. »

La peinture est un chaosmos, un soulèvement, « un déluge chromatique », un torrent d’autoportraits boxés, brossés, déglingués.

« Autrefois, il y avait des visages », il y avait les portraits du Fayoum et des siècles de délicatesse envers ce don de Dieu.

Maintenant, il y a la destruction, la béance fétide, « le temps des gueules », cassées, écrabouillées, souillées.

Le visage de Van Gogh, jusque dans sa tourmente, disait toute la noblesse et le courage d’être au monde, avant que nous ne devenions aveugles, impuissants, laids.

« Si les portraits d’Adrian Ghenie sont si frappants, s’ils produisent un tel choc, et en même temps sont capables de tant fasciner par leur nouveauté, c’est parce qu’en eux s’exprime le destin du modelage, comme si nous étions arrivés au bout d’une histoire, celle qui raconte ce que la civilisation occidentale fait subir à sa propre incarnation. »

Peindre/écrire aujourd’hui consiste donc à traverser les barbelés, arracher le bâillon, tout parier sur le trou, le salut par la parole, le trait ou la couleur, correspondre à l’étincelle qui nous fonde à chaque instant, traverser l’usinage de l’étant pour la vérité de l’être.

Nous vivons comme des possédés, nous sommes le mal, le prurit, une viande grouillant de vers que nous appelons gestes ou pensées ou amour.

En peinture, en écriture, Adrian Ghenie et Yannick Haenel ont entrepris de relever le grand défi des derniers vivants qui parlent : ne pas laisser au diable l’ultime formule de la jouissance.

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Yannick Haenel, Adrian Ghenie, Déchaîner la peinture, édition conçue et dirigée par Harry Jancovici et Philippe Cardinal, Actes Sud, 2020, 224 pages

Actes Sud – Ghenie

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Se procurer Adrian Ghenie, Déchaîner la peinture

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